Le Point, 20 février 1999, par Bernard-Henri Lévy
Quel rapport entre Auschwitz et le Carré noir sur fond blanc de Malevitch ? Quel est ce siècle qui commence avec un « ready made », de Marcel Duchamp et s’achève avec le Shoah, de Claude Lanzmann ? Qu’est-ce que l’absence ? Le rien peut-il s’incarner ? Le vide d’image et d’objet peut-il, doit-il, prendre corps ? Qu’est-ce qu’un âge de la conscience qui aura été, du même mouvement, celui de l’Absence et de l’Objet, du rien à voir et de l’approche, de l’infigurable et de la figure ? Imaginons qu’il faille désigner l’Objet par excellence de ce siècle : la minijupe, le drapeau de l’ONU, l’atome, un comprimé de pénicilline, l’Empire State Building, un presse-purée, une boîte de Coca, une ligne de coke, une brebis clonée, ou bien… ? Qu’est-ce qui est plus fort que les ruines ? L’art a-t-il changé après les chambres à gaz – et en quoi ? Qu’est-ce qu’un monument invisible ? Un trou noir ? La nuit en plein jour ? La mort industrielle ? Un corps, et un nom, perdus ? L’art moderne ? L’objet impensable ? Une grande œuvre (Malevitch encore et son autre « carré noir », mais sculpté celui-là, et en plâtre) est-elle une énigme ou une réponse ? En quoi Shoah (le film de Lanzmann, toujours) n’a-t-il rien de commun avec, mettons, Nuit et brouillard ? Son vrai débat avec Spielberg ? Avec Godard ? Avons-nous le droit, et pourquoi, de dire qu’il s’agit d’une « œuvre d’art sur la Shoah » ? L’Oubli est-il un crime ? La Mémoire un devoir ? Pourquoi le centre d’un siècle qui fut celui de l’image reste-t-il hors de toute image ? Trop d’obscurité ou trop de lumière ? Ceci est-il une pipe ? Une machine ? Un carré logique ? Est-ce le fond blanc qui produit le carré noir, ou l’inverse ? Nie-t-on avec les mots, ou sans mots ? Qu’est-ce qu’un événement sans témoins ? Un désastre sans regard ? Un premier regard ? Le regard des absents ? Une sépulture ? Un crime parfait, déjà effacé lorsqu’il se commet ? Un spectateur ? Un trompe-l’œil ? Une œuvre d’art est-elle un objet de pensée ? Malevitch, Duchamp, Lanzmann sont-ils des « artistes lacaniens » ? Y a-t-il un rapport, et lequel, entre « l’objet (a) » de Lacan et « l’objet de-l’art » au XXe siècle ? Qui sont ceux qui, en un mot, font comme si le XXe siècle n’avait été qu’un songe, une hallucination, un leurre ? Et qui œuvre, donc, dans le sens inverse : un siècle qui « nous regarde » et un art qui, en ce siècle, aurait perdu sa « belle vertu consolatrice » ? Ces questions – et quelques autres – sont au cœur d’un des livres les plus étonnants du moment : L’Objet du siècle, de Gérard Wajcman. J’invite, toutes affaires cessantes, à le lire.