L’Humanité, 24 janvier 2013, par Alain Nicolas

Le présent du passé a toujours la joie d’exister de ses vingt ans

Cinq filles ont, en 1961, ce qui est peut-être, en fin de compte, le plus bel âge de la vie. Portrait d’un quintette étudiant à Paris, sur fond historique de guerre d’Algérie et d’implications philosophiques.

Les mois qui séparent la Nuit des généraux des derniers soubresauts de l’OAS à Madrid, voilà le « plein présent » où advient ce qui se passe entre les cinq jeunes filles qui forment le centre magnétique de ce nouveau roman de Natacha Michel. Soit d’avril 1961 à mai 1962, avec pour étapes le massacre des Algériens d’octobre 1961 et les morts de Charonne de février 1962.
« Lieu ? ici-bas », demande l’auteur ; avec une légèreté qui rappelle la désinvolture du Jacques le Fataliste de Diderot, et qui annonce la couleur. Le roman va se construire dans le plaisir d’une conversation avec le lecteur, et ne manquera pas d’implications philosophiques. En tout cas, il sera question de destin. Celui « du » personnage principal, Marianne, Mélaine, Josèphe, Colombe, Véronique, un être en cinq personnes, un quintette qui a l’âge d’étudier, à Paris, en 1961. On imagine trop ce que peut-être un « roman de bande de filles » assorti d’un effet rétro sur trame historique pour ne pas craindre le pire : l’insignifiance saturée de psychologie et écrasée de tableaux d’histoire. Mais ce qui sauve Natacha Michel de cet écueil, c’est une manière unique de laisser l’intuition poétique sculpter les corps, dessiner les attitudes, de faire sonner les conversations.
Portée par une phrase entendue dès les premières pages. Marianne sera pour tout le roman celle « qui ne songe qu’à dépasser les bornes », Mélaine habitera son histoire en « voyageuse qui descend à la prochaine », Colombe incarne le « sans pardon de l’enfance » à jamais. À jamais, où plutôt tant que les chocs de ces êtres entre eux et contre la vie n’auront pas affaibli les unes et affermi les autres, transformant l’audacieuse en soumise, la spectatrice en premier rôle.
Plein présent permet ainsi la réfraction des choix de chacune dans la sensibilité de quatre autres, chaque thème y connaissant un développement proprement musical, nouant d’angoisse le lecteur quand vient le tragique. L’invulnérable quatuor de vingt ans connaît ainsi la trahison d’un garçon aussi brillant que bas, suivi d’une paradoxale « vengeance » contre une de ses victimes, conduisant l’intrigue dans les milieux glauques des exilés OAS dans le Madrid de Franco, et faisant de cette évocation nostalgique un petit thriller politico-historique.
L’auteur s’y glisse, sous la forme d’une des Sylphides, deux romancières dont elle date la bibliographie des années 1920, mais en qui il n’est pas difficile de reconnaître les deux amies Natacha Michel et Florence Delay, qui ont peu ou prou passé aux mêmes lieux au même moment. Plein présent s’affirme, en douceur ; comme un puissant roman de la vitalité et du risque de vivre, ancrant avec subtilité la plongée dans l’histoire et la réflexion sur la joie d’écrire.