Libération, 12 avril 2001, par Robert Maggiori
Retiens la nuit
À partir de Maurice Blanchot : la pensée hantée par ce qu’elle ne peut saisir.
Que dit-on et que voit-on exactement lorsqu’on dit qu’on ne voit « rien »? Comment « rien » peut-il être vu ? Quand on (ne) voit « rien », on voit évidemment quelque chose, et précisément que la chose (qu’on cherche, qu’on attend, qu’on veut comprendre, etc.) n’est pas là. C’est sur un fond ou un horizon de présence que se « voit », en creux, l’absence. Mais peut-on seulement imaginer un horizon d’absence à partir duquel « rien » n’adviendrait, aucune présence ne se dégagerait, aucun phénomène ne se manifesterait ? Y a-t-il, autrement dit, un « excès » radical, un « dehors » absolu à ce qui est ? Et si vivre est vivre dans un monde, dans du temps, dans du langage, dans du sens, existe-t-il « quelque chose » qui au temps soit hétérogène, qui, « défiant toute nomination, mette en échec le langage », « faisant irruption dans une existence individuelle impuissante à l’intégrer », ébranle les pouvoirs du sujet, ou, « surgissant comme un scandale dans la dimension collective », rompe la trame de l’histoire ?
L’ambition de la philosophie a toujours été de saisir ce qui est, de « s’ajuster le plus étroitement possible à toute présence ». En sa modernité, elle se trouve plutôt aimantée par cette « effraction du sans-nom », « littéralement hantée par ce qu’elle ne peut saisir, fascinée par une transgression qu’elle sait ne pas pouvoir accomplir », et qu’elle décline sous les noms de « rien » (Heidegger), « differance » (Derrida), « événement » (Deleuze), « dehors » (Foucault), ou « absolument autre » (Lévinas). Qu’on ne croie pas cependant que ces interrogations convoquent les seuls philosophes. De ce qu’elles cèlent, chacun fait expérience, dans des situations extrêmes, lorsque la souffrance, par exemple, submerge tout, lorsque l’on se sent dépossédé de soi, lorsque la vie semble ne pas pouvoir « reprendre ses droits », lorsque « tout s’écroule », lorsque plus « rien » ne vaut la peine. Maurice Blanchot lui donne l’énigmatique nom de « nuit ».
L’Étre et le neutre de Marlène Zarader est une profonde réflexion, incisive et fervente, sur cette « nuit », sur le neutre (« sens absent se déployant au-delà de l’être ») et sur le désastre. « Face à la nuit, que peut (que doit) la pensée? ». C’est « à partir de Maurice Blanchot » qu’elle tente de répondre à une telle question, parce que Blanchot, comme le notait Michel Foucault, l’incarne, estcette question même, portée à son incandescence. Le livre est donc, d’abord, une étude de l’œuvre de Blanchot, qui tient aujourd’hui une fonction de miroir dans lequel l’époque trouve « l’écho amplifié de ses silences, le garant le plus sûr de ses fragiles vérités ». Cette œuvre, que les partages traditionnels ne posent pas comme étant en elle-même philosophique, est, on le sait, « suffisamment exemplaire pour nourrir la réflexion » des plus grands philosophes, et elle inspire un respect tel qu’elle finit par être un « point aveugle ». Marlène Zarader ne la considère pas seulement de cette façon, quelque peu « mythique »: instaurant un dialogue avec Hegel, Husserl, Heidegger ou Lévinas, elle prend « au sérieux, et au mot, la pensée de Blanchot », en en mesurant la validité à l’aune de la phénoménologie, ou en suivant la façon dont s’y « conquiert phénoménologiquement la nuit »,contre la phénoménologie elle-même, « en sa fondation husserlienne comme en sa “répétition” heideggerienne ». Ce chemin traverse bien des paradoxes. « Accueillir la nuit », respecter l’irréductibilité de l’abîme, conduit à « en finir avec l’être », à renoncer au sens lui-même, et se condamner au pur silence. Mais si « accueillir la nuit », sa propre nuit ou celle de l’histoire, trouve un sens, cela veut dire qu’elle a été rapatriée dans le champ d’une pensée possible: elle n’est plus la nuit alors, mais la claire sécurité de l’être. De quoi la pensée doit-elle faire le deuil pour pouvoir penser ce qui la nie ? Et à quel prix doit-on payer le fait de ne « rien » voir, de ne pas voir dans l’extrême souffrance, le malheur ou la mort, « une charge quelconque de vérité » ?