La Liberté, 22 mai 2010, par François Gachoud
Le pouvoir et la joie de créer !
Créer de Paul Audi : sans doute le livre le plus étonnant et le plus complet aujourd’hui sur les enjeux de la création.
J’ai déjà dit dans ces colonnes toute la pertinence et l’actualité de l’œuvre de Paul Audi. La publication de Créer en une édition entièrement retravaillée et augmentée, après sa première parution voici cinq ans, confirme l’importance croissante des travaux de ce penseur. Une valeur reconnue maintenant par ses pairs puisqu’un récent colloque tenu à la Sorbonne à Paris a réuni une quinzaine de philosophes et d’artistes de renom venus parler de ce livre en le saluant comme un événement.
C’est le sujet créant lui-même qui est transformé
Les quelque 850 pages de cet ouvrage ne doivent pas rebuter les lecteurs potentiels. Paru en livre de poche, le livre est très accessible et, pour un prix modique, nous avons accès à une véritable somme où nous pouvons puiser à notre guise sans en épuiser les découvertes toujours possibles. Mieux : le style tout à fait singulier de l’auteur dont le souffle nous porte et ne fléchit jamais est un puissant stimulant susceptible de renouveler notre appétit pour qu’il nous tienne en haleine.
L’enjeu éthique
Créer se présente comme une introduction à l’esth/éthique. Une introduction de 800 pages, ça peut certes prêter à rire. Mais quand l’auteur se donne pour but de tenter l’exploration d’une énigme, celle du pouvoir créateur de l’être humain, on en est toujours au commencement, dans la mesure où une tentative d’explication exhaustive du génie est impossible. Aussi Paul Audi annonce-t-il clairement la couleur : « Il serait absurde de vouloir développer une quelconque doctrine de la création. » Que peut-on donc faire ? Si, au sens le plus rigoureux, créer implique de faire surgir la nouveauté radicale d’une œuvre alors qu’aucun préalable n’est déjà élaboré et que tout est à inventer, on peut au moins essayer « d’en comprendre le ressort intime et secret en partant de la considération des enjeux qu’il met en branle ». Et se demander : « Pourquoi l’être humain se sent-il porté à créer ? Que cherche-t-il ? Que vise-t-il ? »
Plus précisément, Paul Audi cherche à identifier l’enjeu éthique auquel s’attache toujours, selon lui, l’acte de créer. Car si les artistes sont évidemment des créateurs, ils ne sont pas les seuls. Tout un chacun, vous et moi, pouvons faire émerger de notre vie elle-même une modalité créatrice. Dans la mesure en effet où nous sommes appelés à en inventer librement le sens, nous sommes nous-mêmes la tâche. Nous posons un acte créateur quand nous puisons dans le riche potentiel de notre vie de quoi en faire une œuvre. C’était bien ce à quoi, dès l’aube de la philosophie, Socrate invitait ses interlocuteurs. Tâche éthique donc. Mais comment articuler le rapport entre éthique et esthétique ?
L’appétit de vie
Il convient de comprendre avant tout qu’on ne peut créer que dans la vie et à partir d’elle. La vie n’est pas simplement quelque chose qui accompagne mes sensations, désirs, émotions, sentiments, passions, pensées, volitions, elle est ce fond d’où émanent toutes ces manifestations, ce fond d’où elles déploient un souffle. Ce souffle de vie est l’énergie et la respiration même de la vie. A quoi tend-elle donc ? A un dépassement, une « excédence », dit Audi : « L’appétit de la vie excède toujours la vie elle-même », affirme-t-il. C’est une force qui nous porte au-delà dans le sens d’une ouverture, ouverture à des potentialités nouvelles. Le besoin de créer ne peut donc s’expliquer que par le déploiement et l’aspiration de cette force. Celle-ci est intérieure à la vie et parfaitement invisible.
Aussi aucun artiste en train de créer ne peut-il nommer, représenter, encore moins arrêter une définition de son génie créateur. Il laisse parler cette force invisible qui le travaille du dedans et le porte à réaliser son œuvre en s’y consacrant tout entier.
Van Gogh « subjugué »
Ce qu’il importe de bien comprendre : dans l’acte créateur, c’est le sujet créant lui-même qui est transformé, porté dans l’excédence, littéralement transfiguré. C’est parce que son esprit, son souffle intérieur le transfigure qu’il peut se vouer corps et âme à son œuvre « en y mettant sa peau » et lui donner en même temps un véritable pouvoir créateur. Ainsi Van Gogh « constamment débordé, dépassé, subjugué » par son propre génie. Cette métamorphose s’applique aussi bien à soi comme sujet de la tâche (aspect éthique) qu’à l’œuvre d’art nourrie de l’esprit créateur (esthétique).
Pas de limites
La pertinence de cette intuition fondatrice permet à Paul Audi de circonscrire le lieu de toute création possible. Il ne s’agit pas d’en épuiser le champ d’application, mais d’en permettre l’émergence selon de multiples formes. Il n’y a pas de limites aux pouvoirs créateurs des artistes. Il n’y a pas de limites non plus à notre pouvoir personnel d’inventer le sens et le goût de notre vie, son style. Et il y a autant de styles de vie possibles qu’il y a de vies individuelles en marche.
C’est une perspective exaltante. Parce qu’elle nous met en état de réjouissance. Même s’il est éprouvant et difficile de se mesurer avec soi-même ou avec la création d’une œuvre, il n’y a rien de plus réjouissant finalement. C’est pour cette raison profonde qu’il y a de la joie à créer. Quand on crée, on se donne sans mesure et sans prendre la mesure du don qui nous est fait de pouvoir créer. C’est à cette forme de jubilation que nous invite Paul Audi et c’est pour cette raison qu’il vaut la peine de découvrir ce livre à vrai dire lumineux.