Le Monde, 24 avril 2010, par Roger-Pol Droit
S’expliquer avec la vie
Notre époque préfère la dérision au désir de grandes œuvres. Elle substitue les gloses d’experts aux élans du génie. Dans le fond, ce siècle se méfie de ce que « créer » veut dire. Désormais, on baptise « créateurs » des talents secondaires, travaillant dans des registres faciles. Bref, le grand style est perdu. Malgré tout, il arrive toujours qu’un écrivain, un peintre, un musicien, ne puisse, tout simplement, pas faire autrement que de créer. Que peut donc signifier, au 21e siècle, pareille nécessité ? Et que cherchent ces gens-là, dans le monde le plus désenchanté qui soit ?
Telles sont les questions de départ du philosophe Paul Audi dans Créer, livre publié dans une première version en 2005 aux éditions Encre marine. Mais il ne s’agit pas d’une simple reprise. Les thèmes sont les mêmes, le titre identique, mais le texte a doublé de volume, certaines parties ont disparu, d’autres se sont ajoutées – à tel point qu’il s’agit, pratiquement, d’un nouvel ouvrage. Son souffle, l’ampleur de ses analyses, l’originalité de ses perspectives sont à marquer d’une pierre blanche. Il est impossible de résumer cet ensemble foisonnant, mais aisé d’en indiquer le cœur : pour Audi, créer revient à « s’expliquer avec la vie », à faire de cette énigme que nous sommes une bribe d’un discours neuf.
À présent, par temps de désenchantement, sur fond de massacres et d’absurde, créer revient à faire le geste de poser une attitude face au monde, d’instaurer un certain régime d’existence. Cette manière de se situer constitue une éthique – non pas un code de règles, mais bien une posture existentielle. C’est pourquoi la thèse fondamentale qui traverse toutes les analyses de Paul Audi est-elle que l’éthique et l’esthétique, dans l’acte de créer, se confondent, ou bien ne sont que recto et verso d’une même « explication avec la vie », qu’il dénomme esth/éthique.
Pistes multiples
Centrée sur l’acte de créer, la réflexion philosophique de Paul Audi suit des pistes multiples. À partir d’une inspiration où se mêlent principalement, en une alchimie unique, Nietzsche, Wittgenstein et Michel Henry, le philosophe croise Proust ou Malevitch, s’installe chez Mallarmé, propose une étourdissante résolution de l’énigme du prologue du Dom Juan, de Molière, retourne chez Rousseau et convoque Kafka au chevet d’Aristote – entre autres. Car on pourrait continuer longtemps : d’Hegel et Heidegger à l’examen du sens, ou à la question du phantasme, la liste est longue des auteurs et thèmes abordés. De quoi donner le tournis s’il n’y avait, toujours en alerte, le souffle même de la création pour habiter ces pages inspirées.
Des lecteurs de qualité ne s’y sont pas trompés, comme en ont témoigné, les 25 et 26 mars, à la Maison de la recherche de Paris-Sorbonne, deux journées de colloque et de discussions autour de ce travail. Une vingtaine d’intervenants, parmi lesquels figuraient notamment Heinz Wismann, Jean Bollack, Jean-Pierre Martin, Tiphaine Samoyault ou Martin Rueff, étaient réunis, autour de Paul Audi, par le Centre de recherche en littérature comparée de Paris-Sorbonne, sous la direction de Jean-Yves Masson.
Non seulement de tels regards sur un livre récent sont rarissimes, mais leur qualité et leur diversité ont souligné qu’il y a bien là une œuvre qui innove, incite à la réflexion et invite aux débats. À l’évidence, ce n’est qu’un début. Sous la dérision, la pensée tient encore.