Le Monde des livres, 8 novembre 2013, par Roger-Pol Droit
Camus : pour en finir avec le jugement des hommes
« Bourgeois naïf », « belle âme », « beau parleur »… voilà les mots de Sartre pour parler de Camus, après la publication de L’Homme révolté, en 1951. On en connaît les causes : Camus avait osé dénoncer le nihilisme révolutionnaire et le totalitarisme soviétique. Les compagnons de route du Parti communiste s’employaient à lui faire payer ce crime de lèse-unité. On connaît beaucoup moins les conséquences, les répercussions de ces jugements sur Camus et sur son œuvre. La Chute, en 1956, témoigne du contrecoup : « J’ai connu ce qu’il y a de pire, qui est le jugement des hommes ». Mais on n’avait pas mesuré à quel point, ni de quelle manière, cette polémique haineuse est liée à la crise très profonde que traverse Camus quelques années plus tard, où il a le sentiment d’avoir tout à reprendre et à repenser. Lui qui est alors mondialement reconnu, célébré, nobelisé, finira par écrire, dans ses carnets, en 1959 : « Je dois reconstruire une vérité – après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de mensonge. »
Le grand mérite du beau livre de Paul Audi, Qui témoignera pour nous ? Albert Camus face à lui-même, est de faire émerger le sens de cette mise à l’épreuve radicale. « Je me fais la guerre et je me détruirai ou je renaîtrai, c’est tout », écrit encore Camus dans les Carnets de 1959. La signification et les enjeux de cette guerre contre soi-même sont politiques, mais en un sens plus profond, sans doute plus décisif, que celui des grilles de lecture habituelles. Au lieu d’ajouter un énième dossier à tous ceux existant sur Camus en politique – très engagé ou pas trop, socialiste ou anarchiste, de gauche ou pas tant que ça, révolté ou révolutionnaire, indigné avant l’heure ou avide de reconnaissance – Paul Audi met au jour ce qui touche Camus au plus intime quand Sartre l’accuse d’être devenu « bourgeois ».
La blessure n’est pas liée à l’injustice de cette étiquette. En devenant écrivain et célèbre, Camus n’a pas simplement vengé son enfance de pauvre, sa mère qui faisait des ménages et se taisait obstinément, il les a également trahis, en un sens. Car cette figure maternelle, mutique parce que sans moyens d’aucune sorte – sans mots comme sans argent –, Camus l’avait toujours liée à ce sentiment de la séparation, qui court en filigrane dans la thématique de l’exil, de l’étranger, de la vie même, ainsi que la fin de La Peste l’exprime. La mission que Camus s’était donnée, celle de témoigner, consistait à rompre ce silence, avec la conviction que la parole répare, fait cesser l’indifférence.
Une crise profonde, vitale
Or c’est là, précisément, que tout se met pour lui à vaciller. En devenant écrivain – celui qui dit ce qui est, qui le formule au plus juste –, Camus « beau parleur » devient aussi traître, et « bourgeois », non pas d’un point de vue simplement social, mais en raison de son projet le plus fondamental. Du coup, la culpabilité d’avoir réussi s’empare de lui, qui n’est pas liée au succès mondain mais bien à son travail, son écriture, son engagement. Voilà pourquoi la crise est profonde, vitale, et pourquoi Camus en vient à se « faire la guerre ».
Au terme de cette lutte radicale contre soi-même, sa renaissance-reconstruction le conduit à penser que la parole répare mais aussi sépare, que le silence n’est pas seulement indifférence mais également amour, qu’il est possible d’écrire non plus pour rompre ce silence mais pour le parfaire. Autrement dit, il aura fallu ce chemin, cette crise, ce long détour et ce déclic politique pour que Camus se réconcilie avec sa mère, sa pauvreté et son mutisme. Toutefois, qu’on ne se méprenne pas : ce travail de Paul Audi n’est pas l’interprétation philosophico-psychanalytique d’un conflit intime.
Au contraire, si le philosophe scrute ainsi l’itinéraire de Camus, c’est pour mieux creuser une difficile question : les relations entre justice et jugements. Car la modalité constante des rapports humains, ce sont les jugements que les uns portent sur les autres, qui enferment et qui tuent. L’enfer, ce n’est pas les autres, mais leurs jugements. « Imaginez des cartes de visite : Dupont, philosophe froussard ou propriétaire chrétien, ou humaniste adultère, on a ce choix vraiment. Mais ce serait l’enfer ! » (La Chute). Comment faire pour que l’humanité devienne capable de coexistence, voire de solidarité, sans recourir sans cesse aux catégories du tribunal ? Que serait une justice sans jugement ? En 1947, Artaud enregistrait Pour en finir avec le jugement de Dieu. Camus se demande comment en finir avec celui des hommes. La question le taraude, mais son ampleur inévitablement le déborde.
C’est pourquoi, sans quitter Camus de vue, la seconde moitié du livre de Paul Audi entame, sous la forme d’un dialogue, une exploration de ce vaste problème, en convoquant tour à tour Lacan, Nietzsche, Günther Anders et d’autres. Cette réflexion de fond sur l’éthique et la place du jugement dans les relations humaines est aussi exigeante que passionnante. À partir de Camus, mais au-delà de lui, comme il l’a fait à partir de Rousseau, de Nietzsche, de Gary, et au-delà d’eux, Paul Audi poursuit l’élaboration d’une pensée qui figure sans conteste parmi les plus originales de notre époque.