Le Point, 5 janvier 2012, par Paul Audi
Aux sources de l’autofiction
Auteur de plusieurs études sur Jean Jacques, notamment Rousseau : une philosophie de l’âme (Verdier, 2008), le philosophe Paul Audi évoque ce que la littérature contemporaine doit à l’auteur des Confessions.
Quand Rousseau emploie la première personne du singulier, il reprend et transforme trois de ses usages philosophiques antérieurs : le « je » de Montaigne, qu’il a beaucoup lu, l’« ego » de Descartes et le « moi » de Pascal. Les circonstances vont cependant le contraindre à une forme inédite d’écriture autobiographique. Alors que ses premiers grands textes, le Discours sur les sciences et les arts, celui sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, font scandale chez les philosophes des Lumières, qui avaient d’abord cru que ce philosophe était un des leurs, Rousseau s’est trouvé violemment rejeté et obligé de s’expliquer sur l’être qu’il est à la fois naturellement et socialement. Son exposition de soi prendra alors pour cible trois formes de jouissance, dont le récit, qu’il inaugure, va connaître un bel avenir. Dans Les Confessions, Rousseau insistera sur le rôle de la sexualité dans la naissance d’une pensée en allant, à cet égard, beaucoup plus loin que Montaigne; dans Rousseau juge de Jean Jacques, il décrira les obstacles à la jouissance qui sont dus à l’existence de l’homme en société ; dans Les Rêveries, il analysera ce que c’est que jouir de la vie quand le monde entier n’est plus rien pour soi.
Avec la mise en récit de la jouissance de soi, Rousseau apparaît comme l’ancêtre de l’autofiction contemporaine. Avec toutefois cette différence de taille : alors qu’il était mû par le souci éthique de se justifier et de se défendre, les auteurs d’aujourd’hui ne le sont plus que par une forme aussi vaine qu’irréfléchie de complaisance.