Libération, 18 mars 2010, par Robert Maggiori
Dépense de créer
Et si l’art était le travail de la vie même ? Paul Audi « dialogue » avec des écrivains qui lui sont chers, dont Thomas Bernhard.
Nombreux sont les « amis » avec lesquels s’entretient Paul Audi. Il y a Molière, faisant dire à Sganarelle, au début de Dom Juan : « Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac. » Il y a Mallarmé, qui ne serait pas le père fondateur du formalisme. Il y a Baudelaire et Proust, William Gaddis et Romain Gary, Van Gogh, Benjamin, Rousseau ou Nietzsche… Mais prélever quelques bribes de son « dialogue » avec Thomas Bernhard permet d’aller tout de suite au cœur de la question « esth/éthique » traitée dans Créer. « Tout ce qui en moi me dépasse peut toujours me fatiguer ; tout ce qui de moi me déborde peut toujours m’épuiser. » L’épuisement est tel qu’il se mue, parfois, en apathie, en ressentissement ou haine de soi, qu’il fait ressentir au tréfonds de soi l’envie de se débarrasser de soi, de déposer le faix trop lourd de la vie, percée de trop douloureuses épines. Le nihilisme – non comme « destin funeste de l’Europe que Nietzsche déplore », mais comme modalité de la subjectivité – est ce recroquevillement, dans le silence duquel le moi, parce qu’il ne supporte plus et parce qu’il en veut à la vie, procède à sa propre destruction.
« Exagérer ». Comment l’empêcher ou le corriger ? Suivant le Thomas Bernhard de Corrections, Audi, pour empêcher le mouvement centrifuge qui mène le soi hors de soi, cherche ce qui pourrait provoquer l’« érection d’une tenue », « la rectitude d’une retenue de soi en soi-même », permettrait que l’homme retrouve la « station debout », redresse fièrement la tête et « décide de faire face aux puissances hostiles qui s’acharnent contre lui en voulant par tous les moyens lui faire mordre la poussière ». Pour Thomas Bernhard, ce « moyen », c’est la création, « non seulement sa propre création littéraire, mais toute création » – laquelle est toujours « art d’exagérer ».
« Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence, écrit le romancier autrichien, ont toujours été de grands artistes de l’exagération […] Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien […] tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l’exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l’exagération. »
Or, pour Audi, cette poétique de l’exagération correspond – s’offre en réponse – à l’« état d’exaspération dans lequel la souffrance de vivre, le malheur d’exister, est susceptible de plonger un être humain » : elle évite l’extinction et l’effondrement, et rend capable de « monter à l’assaut du malheur », d’« attaquer l’inattaquable, effrayer l’effroyable, desceller ce « scandale vivant » de l’existence en le décelant aussi bien à l’intérieur de soi que chez n’importe qui d’autre, en allant, en tout cas, le déterrer jusque dans ces profondeurs de l’inconscient d’où il lui arrive de surgir et de faire mal ». En ce sens, toute création esthétique est éthique, si l’éthique – quand on la distingue de la morale, qui demande qu’on exerce une forme de bienveillance ou de bienfaisance à l’égard d’autrui – est un travail sur soi censé faire qu’on soit capable de répondre à l’« exigence individuelle et facultative » de « vivre en bonne intelligence avec soi-même », et de s’arroger un certain « art de vivre », lequel « n’est point l’art d’accommoder les restes, mais la manière de s’accommoder avec ce qui demeure, avec ce qui en soi est à demeure : l’amour de soi, le désespoir ». C’est pourquoi Paul Audi voit dans l’« œuvre exceptionnelle » de Thomas Bernhard l’illustration du principe sur lequel il fonde sa propre philosophie, à savoir l’indissociabilité de l’éthique et de l’esthétique, qu’il traduit par le concept d’« esth/éthique ».
« Réjouissance ». Mais Créer n’est pas un livre sur Thomas Bernhard. Un « prélèvement » eût pu être effectué sur les lectures qu’Audi fait de Rousseau, de Kafka, de Nietzsche ou de la phénoménologie de Michel Henry, et les enseignements qu’il en retient pour « créer » sa propre pensée auraient été analogues. Il est en effet difficile d’embrasser Créer d’un seul geste, tant il irradie et croît (naître, procréer, engendrer, faire, produire, créer) en arborescences philosophiques, littéraires, artistiques, à partir d’un unique foyer : entre la jouissance, fugace, et le bonheur, inaccessible, il y a la réjouissance, pure disposition à la joie qu’ouvre la décision de créer, quelque modeste soit l’« œuvre », si elle n’est pas ma vie elle-même. L’ouvrage a été publié chez Encre marine en 2005. Il a, sans bruit, fait son bonhomme de chemin, ensemençant des champs inattendus et répondant peut-être à l’attente d’une réflexion attachée à la « chair » de la vie et aussi éloignée que possible de froides théorisations. Si bien que, pour le republier aujourd’hui, Paul Audi l’a remanié, refondu, considérablement amplifié, jusqu’à en faire le livre où toute sa philosophie – scandée entre autres par Rousseau, éthique et passion (1997), Supériorité de l’éthique (1999), Crucifixion (2001), L’Ivresse de l’art (2003) ou Jubilations (2009) – se trouve condensée et peut être commentée en tant que telle, avec ses catégories (l’individu, l’unique, l’authenticité, la vie, la création, l’amour…), ses concepts continuellement affinés, ses ramifications, sa cohérence, ses futurs déploiements.
Saisissante est la manière humble, sereine, audacieuse aussi, dont Paul Audi, philosophe « sans école », dans tous les sens de l’expression, se livre à ses exercices de pensée. Et sans doute faudra-t-il un temps d’étonnement – mais de là naît la philosophie – pour saisir le sens de l’injonction ou de l’invitation qu’il adresse à chacun : « Il faut créer. » Non pas « produire », lier une forme à une certaine matière, mais faire que la vie « se dépense au-delà de ce qu’il lui est possible de dépenser », forger des moyens qu’elle n’a pas, et qu’il faut, justement, créer, lui donner sa chance – « la chance pour ainsi dire de prendre de vitesse, à l’endroit même de sa « chute », et avant tout effondrement possible, le destin de notre finitude ».