Libération, 25 mars 1993, Marc Ragon

La Véracité porte en sous-titre : Essai d’une philosophie négative. Sous le signe de cette négativité, Guy Lardreau rassemble en système les éléments jusqu’ici dispersés de sa propre philosophie. Les hommes, dit-il, éprouvent leur existence « comme l’effet d’une chute qui n’a pas seulement “eu lieu” mais dure : chute continuée […] qui n’est rien sans doute que leur accès au temps […] ». Selon lui ce sentiment nostalgique est tout sauf une illusion. Il exprime au contraire le mode selon lequel l’âme « tient au réel ». La Véracité est un ouvrage lui-même nostalgique au sens où y est exposé un ensemble de thèses qui méritent d’être rappelées et de faire système parce qu’elles « tiennent au réel ».
Lardreau fait resurgir les étapes de son aventure intellectuelle personnelle. Ex-mao de la Gauche Prolétarienne, il démontre implicitement qu’il est possible de penser en harmonie avec le désir de rébellion de la fin des années soixante, avec le retournement humaniste et antitotalitaire effectué en compagnie de quelques autres dans les années soixante-dix, et encore avec la conversion silencieuse qui a suivi au travail archéologique destiné à sortir de l’oubli d’antiques expériences philosophiques et spirituelles. Il précise toutefois qu’il ne s’est laissé entraver « par nul souci d’apologie nulle obligation de marquer une continuité » par rapport aux textes qu’il a déjà publiés. La Véracité ne se réduit pas à une synthèse dialectique cherchant à former un tout des énoncés produits antérieurement.
C’est d’abord le résultat philosophique de « quelqu’un qui n’aime pas qu’il y ait du désordre dans sa tête ». La référence dominante est celle de Kant. et l’objectif est programmatique. Les trois « Livres » contenus dans La Véracité correspondent à la tripartition kantienne (raison pure, pratique, et jugement esthétique) déclinant respectivement l’activité « théorétique », « pratique » (morale et politique) et « poétique ». Ces trois livres sont liés par un principe fondateur attribuant au sujet le rôle « constituant » : « À ce titre, la philosophie proposée accepterait volontiers […] d’être dite une philosophie de la spontanéité. » En outre, Lardreau reprend à son compte (comme depuis longtemps) la compréhension lacanienne des discours rationnels en fonction du « nœud » que forment le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Surtout, il propose une unité de Kant avec Lacan qui se résume dans cette formule : « La réalité ne peut être toute constituée qu’à ce que la constitution ne soit pas toute. » Enfin, le Réel n’est pas la réalité.
Une philosophie « négative » est précisément un discours rationnel qui prendrait en compte à chaque instant ses propres limites pourtant ineffaçables qui lui rendent le Réel inaccessible. Autrement dit, une philosophie qui saurait se défier systématiquement de l’illusion d’avancer dans la rationalisation, de progresser dans le savoir, d’accumuler les vérités comme on enfile des perles – sans pour autant tomber dans l’un ou l’autre piège : que la rationalité est vaine et que tous les discours se valent : que le réel jamais accessible est l’expression de « quelque instance de mystère ». Il n’y a nul mysticisme, mais il y a en revanche un « héroïsme » dans la manière de défendre une pensée « négative » parce qu’elle soutient « que la Raison n’exige rien de moins que de prendre sur soi sa propre négation. »
La Véracité développe en somme une critique de la connaissance qui fonde le concept même de véracité en opposition à celui de vérité, interroge les conditions d’une « politique négative » et enfin applique les conditions d’une « esthétique négative » qui devient la grille d’intelligibilité de quelques facettes de l’art (du réalisme à Kandinsky, en passant par la question du statut de la photographie). L’ouvrage est surtout lui-même « symphonique », par opposition au traité démonstratif s’inscrivant dans le contexte d’une école, d’un procès, d’une tradition. Du reste, on ne trouve nul appareil critique, aucun index. Ce ne sont pourtant pas les auteurs, de Platon à Marx et Lénine, qui font défaut dans le déroulement des réflexions. Ils sont convoqués, à l’instar de Kant lui-même, « jamais pour les éclairer, mais qu’ils m’éclairent ». Plus généralement, Lardreau soumet l’histoire de la philosophie à la maxime, « qui fait seule qu’il y a philosophie […] : penser en accord avec soi-même ». De sorte que la philosophie n’a finalement pas d’histoire ni d’autre inauguration que platonicienne, ni de révolution. « C’est ceci, la petite révolution copernicienne qu’on propose : partir de l’assurance qu’il n’a nul besoin de révolution, ou, si vous voulez que celle-ci a toujours déjà eu lieu – que dans la philosophie, comme dans le cochon, tout est bon. »

Les hommes savent qu’au terme de leur chute lente la mort les attend. Lardreau soutient cependant que la mort n’a pas forcément la même signification ni la même valeur : « Il y a des hommes qui acquiescent ; il y a des hommes qui se révoltent […] il y a des sujets qui se suffisent de vivre ainsi que nous faisons, quitte à s’en suicider ; il en est qui ne s’en sauraient satisfaire, fût-ce d’en mourir. Il se trouve qu’à nos yeux ces deux morts, où tout, aussi bien, se conclut, ne se valent pas. » Cette distinction ne suppose pas que la mort puisse avoir des poids différents, comme certaines pensées de « l’engagement » le soutenaient. La mort ne fait pas de différence entre les héros et les lâches. Elle est au fond plus « négative » que toute « philosophie négative », et ce n’est qu’au nom de la morale que l’on peut mettre en doute le fait que « deux plumes, à ne valoir rien, pourtant se valent ». La philosophie de Lardreau est en l’occurrence une défense de la vie comme une citadelle sacrée qui ne donne pas prise à des règles de conduite positives mais implique des exigences qui, pour être « négatives », n’en sont pas moins rigoureuses et surtout fécondes. Cette fécondité découle du poids de réel qui leste la « véracité », et qui rend cette dernière à la fois grave et attirante.