Nunc, octobre 2011, par Jérôme de Gramont
« Introduction à l’esth/éthique » – le sous-titre du livre de Paul Audi pourrait passer pour simple mot d’esprit si le livre entier (la nouvelle édition, entièrement refondue, d’un ouvrage précédemment paru en 2005 chez Encre marine) n’attestait le sérieux du programme, il faudrait presque dire son urgence. Quant au titre cette fois, Créer, il pourrait presque s’entendre à partir d’une phrase de Merleau-Ponty : « L’Être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience » (Le visible et l’invisible), à un déplacement près qui, bien entendu, décide de tout : la Vie exige de nous création pour que nous puissions l’éprouver dans son surgissement et son accroissement. Il y a là une exigence que nous sommes en droit de tenir pour éthique si, à la suite de l’auteur et de Michel Henry dans l’évident sillage duquel il inscrit ses travaux, nous définissons l’éthique comme cette manière de porter la vie à son plus haut, jusque dans les moments où elle s’affaisse ou s’affronte à l’insupportable de soi. « Il faut créer » (65) – ce mot d’ordre a bien entendu à voir avec l’esthétique entendue en son sens courant, celui qui trouve sa mesure dans la puissance des œuvres, mais combien plus avec l’éthique (199), quand la vie aux prises avec elle-même s’empare de sa propre puissance, ou tout simplement s’efforce de ne pas sombrer. Quand le plus évident (vivre) devient littéralement le plus difficile : sur-vivre (15), qui veut dire surmonter la possibilité toujours menaçante du nihilisme (105 sq) et la plainte inabolie de l’à quoi bon ? (104), qui voudrait nier que nous soyons là devant la grande affaire de l’éthique (319) et la tâche la plus pressante ? « Être debout » – de toutes les définitions de l’homme l’une des plus fortes peut-être, il faudrait un jour le montrer – ne va pas sans l’impératif de se redresser, et il est proprement éthique (109, 335). À l’heure où le vivant menace de s’effondrer, et cette possibilité du désastre en tant que possible à sa manière ne cesse d’avoir lieu, à l’heure où justement la vie semble devenue impossible, plus que jamais il faut inventer un chemin vers soi. La création est un tel chemin – ne disons pas qu’il est le seul, pour ne pas réserver la possibilité d’une naissance à soi à la seule exception de quelques génies. Ce qui se joue dans l’acte de créer doit pouvoir se répéter de bien d’autres manières, ou bien il nous faut désespérer de nos semblables, et de nous-mêmes aussi. Ce qui tient lieu d’exemple ne saurait passer pour modèle, comme si la création d’œuvres devait constituer la seule chance de l’éthique. Mais les exemples sont là, et souvent magnifiques. Tout au long de ces pages, Paul Audi aura cherché des alliés (80 – ceux que René Char appelait des « alliés substantiels »), ceux poètes ou penseurs, et poète qui veut dire aussi peintre, qui auront tenté de traduire cette épreuve de la vie, ou cette « passion » du vivant. Parmi ces alliés, il y a ces penseurs auxquels notre auteur aura déjà consacré bien des pages, et même des livres entiers : Nietzsche (celui qui aura examiné l’art à la lumière de la vie), Rousseau (qui aura montré ce que veut dire naître à la parole), Henry (à qui nous devons de magistrales analyses sur l’advenue à soi-même de la vie, à force d’angoisse et d’ivresse), mais aussi Van Gogh (pour son combat avec la nature, 170-183), Baudelaire (pour ce que Benjamin Fondane nommait son expérience du gouffre, 245-257), Kafka (pour son rapport au père et à la faute, 307-335), Molière (inattendu dans cet ouvrage, et dont on lira un brillant commentaire de la scène inaugurale de Dom Juan, 479-566), Mallarmé enfin, figure majeure et longuement interrogée d’une crise poétique dont l’enjeu n’est rien moins que le naufrage du poète ou « l’acte magnifique de vivre » (cité p. 994 – voir, outre les pages 136-150, le chapitre intitulé « La tentative de Mallarmé » et consacré à une lecture du Coup de dés, p. 566-694). Il y va à chaque fois d’un véritable combat avec le monde mais surtout avec soi dont l’enjeu est pour le poète la possibilité de vivre. Certes, il y a quelque paradoxe à demander à Mallarmé d’illustrer cette thèse, tant les proses (les Divagations, la Correspondance) semblent souligner plutôt la vocation du poète à sa propre disparition. Mais il n’est pas question d’illustrer, seulement de lire. Par exemple cette formule, souvent citée, et qui pourrait bien sonner comme l’exacte définition par Mallarmé de l’acte de création : « mouvement (personnel) rendu à l’infini » (23, 152, 169 n., 191 n., 210, 574, 646 sq). L’essentiel pourrait bien se ramasser dans une parenthèse. L’essentiel : rien qu’un mot, mais maintenu sauf, celui de « personne », l’affirmation du Soi créateur une fois vaincue la tentation d’un anéantissement de soi-même. Infini : il faudrait l’entendre ici non comme l’infini de l’Idée, mais bien comme l’infinité des possibilités humaines (210), la création ayant bel et bien pour effet de « libérer des possibilités de vie » 223, cf. 124, 162, 169 n.) à ce jour inouïes. Mouvement enfin, car c’est au prix seulement d’une histoire qu’a lieu cette possible libération de soi – histoire pathétique, drame intime, antagonisme fondamental que narrent à leur manière les poèmes de Mallarmé, pris entre le rêve premier d’un arrachement à soi et la découverte finale de sa totale impossibilité. À la tentative de donner l’existence à l’Absolu d’une œuvre au prix de l’effacement de soi (573) succéderait donc la révélation que « le seul absolu qui puisse jamais se manifester dans [la création poétique] n’est pas de l’ordre de l’Idée mais de l’Affect » (671). Pourquoi l’envers de cet échec est bien un triomphe. Vivants, et pleinement vivants, nous le sommes moins, à la lettre, que nous ne le deviendrons au gré de ce mouvement qui nous fait passer de l’angoisse à l’ivresse, de l’effacement à l’événement, de l’expérience du neutre à notre possible naissance. L’ouvrage de Paul Audi est précieux qui nous aide à entrer dans ce mouvement.
Un antique mot de Platon dit que philosopher, c’est apprendre à mourir – il faudrait aujourd’hui le corriger : créer, c’est apprendre à naître. […]