Tageblatt, février 2008, par Robert Redeker
Un phénoménologue de la vie
Il existe des dizaines d’ouvrages explorant la pensée de Jean‑Jacques Rousseau, dont certains, comme ceux de Goldschmidt, de Cassirer ou de Starobinski ont fait date. Le nouveau livre de Paul Audi – Rousseau : une philosophie de l’âme – publié chez Verdier est appelé à prendre place parmi les très grandes lectures de l’œuvre du Citoyen de Genève.
Le livre de Paul Audi réussit en effet un exploit particulièrement rare : il lit Rousseau comme personne ne l’avait fait avant lui, d’une manière véritablement inédite, en combinant rigueur et innovation pertinente. Pour naviguer sur l’océan compliqué, truffé de pièges, de passages propres à perdre les lecteurs et les interprètes les plus chevronnés de l’œuvre de Jean‑Jacques, Paul Audi a pris pour boussole la phénoménologie de Michel Henry.
Audi ne se livre pas à une lecture phénoménologique de Rousseau – artifice qui consisterait à appliquer extérieurement une grille d’interprétation toute faite à une œuvre, comme hélas Althusser le fit à Marx –, mais considère l’auteur des Confessions comme un phénoménologue. Ce philosophe contemporain voit ainsi en Rousseau un phénoménologue de la vie. Pour exhiber cette phénoménologie de la vie, il est nécessaire de se souvenir – ce qui, à la vérité, est souvent oublié si ce n’est négligé, particulièrement quand on réduit Rousseau au statut de penseur politique – que cette pensée est, en son fondement, une philosophie de l’âme. Admettons le présupposé d’Audi et posons la question : quels sont les éléments de la phénoménologie rousseauiste de la vie ?
La recherche de Rousseau sera en premier lieu celle d’une éthique (indifférente au Bien et au Mal, fondée dans l’amour de soi), et non d’une morale (obéissance à des préceptes extérieurs), qui fera office de sommet de la véritable philosophie : la philosophie de l’âme.
L’éthique de Rousseau, malgré les illusions à ce sujet du maître de Königsberg, Kant, n’a rien à voir avec une Critique de la Raison pratique et son rigorisme fondé sur des impératifs contraignants.
C’est cette philosophie rousseauiste de l’âme qui se produit, du Premier Discours aux Rêveries, de l’aube au crépuscule, de façon phénoménologique. Rousseau, par les moyens philosophiques originaux qu’il met en branle, va, comme les phénoménologues, « à la chose même », à ce qui apparaît à travers tous les « apparaître », toutes les apparences, qui identifient pour lui la vie. D’après Audi, toute la philosophie de Rousseau est la recherche de cette « philosophie de l’âme » correspondant avec le bien‑vivre (l’éthique).
La nature, la bonté
Le sujet, chez Rousseau, n’est pas le moi (comme chez Descartes, puis dans toute la psychologie) mais la vie. Le fait primitif n’est pas un « je pense, donc je suis », mais l’auto-affection de la vie. C’est d’une analyse phénoménologique de la vie – une « réduction éidétique » aurait dit Husserl – que devront sortir aussi bien les principes permettant de comprendre cette vie que les voies (« les préceptes d’une éthique de l’affectivité ») de la sagesse (la volupté pure issue du contentement de soi, joie d’être).
À la base de la pensée de Rousseau, mais aussi de l’ordre des choses, se situe la nature. Mais ce que Rousseau appelle « nature » s’avère très singulier. La nature en effet est tout ensemble l’essence de la subjectivité humaine, l’autoproduction de la présence, l’origine et « le sentiment intérieur ». Pour Rousseau, cette nature se définit par la bonté. Cette « bonté naturelle » – souvent objet de contresens dans la pensée de Rousseau – n’a rien à voir avec la morale ni avec la sainteté : elle est une détermination ontologique, et non un jugement moral. Éthiques, la pure jouissance d’être et le vrai contentement de soi (le bonheur éprouvé par la vie jouissant d’elle‑même) sont des illustrations de cette bonté de la nature.
La nécessité de figurer l’origine s’est imposée à Rousseau sous le nom d’« état de nature ». Celui-ci est l’immanence radicale de la vie – la vie immanente à elle‑même au moment de la correspondance de l’intérieur et de l’extérieur. Au moment où l’extérieur ne trahit pas encore l’intérieur – on sait que pour Rousseau, « plus l’intérieur se corrompt, plus l’extérieur se compose ». On parvient à cet état qui « probablement » n’a jamais existé par une véritable épochè (par ce mot, les phénoménologues, à la suite de Husserl, entendent « suspension ») de la civilisation, de l’histoire anthropologique, de ce que l’homme est au cours du temps devenu.
On y découvre alors l’homme avant l’apparition de la conscience. Lire dans l’âme de cet homme à l’état de nature dévoile les deux principes originels, antérieurs à toute réflexion, présents dans tout homme : l’amour de soi et la pitié.
Au début était l’amour de soi
Dans l’amour de soi (qui n’a rien à voir avec le méprisable amour‑propre, œuvre de la représentation et de la comparaison de soi avec l’autre) se trouve, pour Audi, « la première grande découverte » de Rousseau. Tout est suspendu à lui. Il fonde la subjectivité de l’âme quand la pitié fonde l’inter-subjectivité. Il est l’auto-affection de la vie structurant l’âme – autant dire qu’il est quasiment identifiable avec la vie elle‑même, que la vie est impensable sans l’amour de soi.
Auto-affection de la vie, l’amour de soi se révèle immanent à toutes les autres passions.
Propre aux humains (alors que l’amour de soi appartient à toutes les formes de vie), la pitié résulte de l’expansion de l’amour de soi. Source de l’intersubjectivité, la pitié rend possible cet ordre que Rousseau appelle la « société du cœur » et dans laquelle Paul Audi reconnaît, à l’aide d’une expression particulièrement heureuse, « l’invisible communauté de ceux qui sont en vie ». Ces deux principes se plantent au cœur de la philosophie de l’âme dont l’éthique – une éthique matérielle, qui n’est structurée par aucun devoir – constitue la mise en œuvre.
« Comment naître à la vie : tel aura donc été le contenu essentiel de la pensée rousseauiste », nous rappelle Audi. La réponse à ce « comment » remplit l’espace de l’éthique, formant la sagesse.
Émile et Sophie, opuscule inachevé, en donne deux aspects : être dans l’état de celui qui commence à vivre, ne faire, tout au long de la vie que commencer. Rousseau, au couchant de son existence, au moment de composer Les Rêveries du promeneur solitaire, touche aux rives de cette sagesse après avoir procédé, plus de deux décennies durant, sans le savoir, à une phénoménologie de la vie. Telle est la belle leçon philosophique de Paul Audi.
Qu’est‑ce qu’un vrai livre de lecture (que ce soit une lecture de Platon, d’Aristote, de Marx ou de Rousseau) ? Réponse : c’est une lecture qui soit aussi une pensée du type du magnifique ouvrage que Paul Audi vient de nous donner.