Choisir, juin 1998, par N. Chouchan

Dans ce livre très court, qui reproduit une conférence prononcée dans le cadre de l’Unesco, Jacques Derrida s’interroge sur la signification d’un devenir international de la philosophie et du« droit à la philosophie ». L’enquête est d’abord généalogique : de « quelle » philosophie nos institutions internationales sont-elles les héritières ? Elle se veut aussi critique : cette philosophie « peut-elle », et « doit-elle » encore être la nôtre ? Le propos s’organise autour d’une lecture de l’opuscule que Kant a consacré, en 1784, à l’« idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ». On trouve dans ce texte nombre de concepts – à commencer par celui de Société des Nations – qui ont nourri les constructions juridiques et politiques ultérieures. On y voit aussi s’esquisser une interprétation très unilatérale de l’histoire humaine, selon laquelle l’Europe, terre-mère de la raison, aurait à assumer une mission de civilisation universelle : les successeurs de Kant (sont cités Hegel, Husserl, Valéry, Heidegger) la reconduiront souvent. Jacques Derrida montre qu’il ne suffit pas aujourd’hui de s’y opposer, d’en renverser ou d’en annuler les termes. On resterait alors pris dans la même problématique, que l’auteur se propose au contraire de transformer : « La philosophie a toujours été la concurrence entre plusieurs modèles, styles, traditions philosophiques liées à des histoires nationales et linguistiques. » Elle est en excès par rapport à l’unilatéralité des représentations progressistes et linéaires de son histoire. Et la prise en compte de cette pluralité permet de « déplacer » les anciennes hégémonies, et d’ouvrir ainsi à une véritable universalité. C’est cela aussi que Jacques Derrida aperçoit dans le texte kantien, dans l’exigence qui s’y élabore d’une pensée autonome par rapport aux langues et aux institutions dans lesquelles momentanément elle s’incarne…
On regrettera le caractère très allusif du propos s’agissant de cette « démocratie à venir », qui échapperait aux modèles et aux limites (nationales ?) des démocraties existantes, mais aussi l’imprécision de la notion même de « droit à la philosophie ». Il reste que ce petit texte permet de donner forme à des interrogations que le lecteur pourra, ensuite, développer.