Compte-rendu par Benny Lévy

Ce livre ne s’adresse pas à « celui à qui l’expérience a glacé le cœur et interdit à jamais tout abandon » (Pouchkine), mais à qui a vécu dans l’attente intense que s’accomplisse une promesse.
Il s’adresse au lecteur qui consent à se mêler à une communauté transhistorique où les lycéens parisiens de 1969 répondent aux rebelles ismaéliens qui, le 17 du mois de ramadan 559 (8 août 1164), proclamèrent la Résurrection des Résurrections. Christian Jambet a voulu comprendre l’événement de la Grande Résurrection proclamée par l’imâm Hasan ibn Mohammad ibn Bozorg’Ummîd. Il y faut beaucoup de savoir : pour déchiffrer le texte shî’ite, sanctuaire de l’ésotérisme de l’Islam, comme disait le maître qui initia Jambet à cette étude, Henry Corbin ; pour distinguer dans l’ismaélisme, branche radicale du shî’isme, la vérité singulière de cette extraordinaire proclamation. Il faut aussi une grande décision philosophique : tenir que la « logique des Orientaux » permet de reformuler les problèmes les plus fondamentaux de l’Occident. Ici, attendre d’une connaissance de la forme ismaélienne de la liberté un secours pour conquérir le réel de la liberté (note 5, page 14). Pour cela, Jambet part des conditions formelles de l’acte messianique (1re partie), déchiffre la théologie de l’Un et de l’impératif qui, sous le chef de la « liberté indicible » (2e partie) valide la forme de l’acte, enfin décrit ce qui s’en autorise dans la figuration de la « liberté manifeste » (3e partie), depuis l’imâm jusqu’au fidèle.
En plein mois de ramadan, au pied des murailles d’Alamût, Hasan fait dresser une estrade, dans la direction opposée à la Mekke. La Résurrection abolit la législation, il faut inverser l’orientation du service religieux. Dans cet espace désigné aux regards, la scène de la Résurrection se jouera. À l’origine du message de la Résurrection, le Maître lui-même de la Résurrection, absent de la scène mais dont le prône institue Hasan comme preuve (hojjat) et maître de mission (dâ’î). Puis, « le Résurrecteur absent et Hasan, son représentant visible, se confondent dans la présence éclatante de la révélation » (p. 39). La vérité enclose dans la prophétie monte jusqu’à la lumière de la proclamation. Alors le jeûne est brisé, la joie retrouvée.
L’ismaélisme réformé d’Alamût éprouve de manière radicale l’idée essentielle d’accomplissement. La venue de Mohammad accomplit le cycle de la prophétie et par là ouvre le cycle de l’imamat qu’accomplira l’événement de la Résurrection : « L’ismaélisme se présente donc comme l’accomplissement de la mission d’Israël et l’imâm comme la figure énigmatique du jour du shabbath » (p. 61). Au terme de l’accomplissement, qu’est-ce qui se présente ? Un homme dont la présence physique, finie, réfléchit l’infinie puissance de Dieu. En ce point, l’imamologie s’infléchit en doctrine de l’incarnation. Pour mesurer la gravité de la crise, on se souviendra du propos décisif de Corbin dans le prologue à son grand livre En Islam iranien : « De cet incarnationnisme au matérialisme historique il n’y a qu’une courte distance. » Pour Jambet, la question que pose l’événement d’Alamût devient simplement : « Comment être incarnationniste sans l’être ? » (p. 297). Et son attention portera sur les points de tension féconds plutôt que sur le dénouement décevant de cette contradiction.
Ainsi, si l’imâm révèle le sens caché dans le Livre, cela ne doit pas s’entendre, pour Jambet, comme mépris de la lettre. Le ta’wîl, « l’exégèse symbolique », suppose « que la lettre recèle une prolifération infinie de significations, qui ne sont accessibles, précisément, que dans la plénitude de la lettre, pour peu qu’on la conçoive pour ce qu’elle est, l’union indissoluble du fini et de l’infini, de la matière et de la parole divine » (p. 84). Dans cette perspective, l’imâm n’occupe pas le point de synthèse de l’infini et du fini ; il guide le fidèle dans sa lecture qui n’abandonne pas la lettre, mais la réévalue. Comment peut-on penser alors, en même temps l’imâm comme présentation de l’Infini, sa personne comme terme, et l’imâm comme révélateur des profondeurs de la lettre ? En définissant la présentation, la manifestation pure comme la substitution à l’apparent de ce qui est pure apparition, le fait d’être manifeste. Le littéralisme s’en tient à l’apparent, le ta’wîl libère dans la lettre l’acte de la manifestation. Mais la tension est si forte que Jambet ne dissimule pas le danger : « Le sens s’est converti en la lettre, est devenu lettre à son tour, il fait de la pure parole de l’imâm, de sa personne désormais visible, le seul visage, la seule voix, manifestes et envahissants » (p. 89).
Pourtant la tension se révèle féconde : l’apparition de la communauté autour du Résurrecteur permet de nommer un lien qui n’est pas celui de la loi. L’abolition de la loi n’ouvre pas l’ère des transgressions que la loi interdisait. Ou plutôt sans doute autorise-t-elle cette possibilité – celle de l’antinomisme. Mais aussi, de manière plus profonde, une intensification de l’existence comme obédience à l’Un. L’obligation change de sens : elle n’est plus obéissance religieuse et sociale comme au temps de la religion légalitaire (de la sharî’at), elle devient obligation… de renoncer à la loi. Et Jambet, dans un geste qui doit autant à l’audace philosophique qu’au savoir de l’ismaélisme, avance cette extraordinaire proposition : il faut suspendre tout ce qui pourrait conduire au point où l’impératif de la Résurrection se transforme en une loi. L’ismaélisme d’Alamût aurait visé ce point aussi éloigné du libertinage sadien que de la loi kantienne : « Il n’y a pas d’écriture licite de l’obligation universelle de la résurrection, elle ne peut être que l’intime du cœur, la singularité des fidèles, leur face à face avec l’essence divine » (p 104). Jambet voit là la grandeur de l’expérience : pendant quelques dizaines d’années quelques fidèles, à la face de l’islam, tentèrent : « socialiser l’impossible : le salut singulier » (p. 135).
Si l’expérience de la liberté ressuscitée n’efface pas simplement la loi mais manifeste l’impératif divin, elle implique une théologie de l’Un que Jambet s’emploie à expliciter. La clé de celle-ci est le concept de l’impératif ou ordre (al amr), issu du lexique qoranique et greffé au schème néo-platonicien. La liberté est expérience du non-être de l’Un. Le commentaire néo-platonicien de la première hypothèse du Parménide de Platon, la révélation platonicienne de l’Un, au-delà de l’être, était nécessaire aux ismaéliens pour libérer Dieu de l’être : le réel premier n’est pas lui-même réalité : le réel c’est l’infini, et c’est pourquoi il ne possède aucune choséité. Et, comme l’écrit le grand auteur ismaélien, Sejestânî : « Puisqu’il est nécessaire que le monde vienne à l’être par une cause qui n’est pas une chose, il est faux que la cause du monde soit une chose. Et puisque cela est faux, il est nécessaire que cette cause soit un impératif » (cité p. 197). Dans la notion d’ordre (al-amr), il faut entendre à la fois la spontanéité de l’avènement et la perfection de l’ordonnance. La priorité de la première fonction est précisément désignée par le terme d’impératif. Le réel à l’impératif, c’est le surgissement (qiyâm), mot qui renvoie à la résurrection elle-même (al-qiyâma) : « L’avènement à l’être est le concomitant de la résurrection » (id., p. 179). L’homme, seul dans la Nature, peut s’identifier à la liberté impérative du principe. Le fidèle devient l’impératif qui agit en lui. L’anthropologie ismaélienne de la liberté parvient à énoncer jusqu’au bout ce que l’anthropologie moderne – celle de Sartre particulièrement – vise et manque : la liberté n’est pas un moment de l’être.
Paradoxalement, l’Un est ce par quoi la réalité s’ordonne et en même temps « la puissance supérieure selon laquelle peut se rétablir au sein de cette même réalité le droit du réel, l’inconsistance inquiétante de l’instauration » (p. 166). La grandeur et la puissance de la doctrine de la liberté se disent du point de vue de l’Un paradoxal, du réel. Mais la tension propre au dualisme ismaélien se déplace du côté de la réalité : les existants, fidèles à l’impératif, s’organisent selon un ordre graduel, qui rejette du côté de la ténèbre l’opposition. Le mal que Plotin pointait sous les espèces de la matière, revêt ici la forme inquiétante de l’opposition à la communauté fidèle. La doctrine de l’impératif – l’obligation de renoncer à la loi – nous avait laissé espérer une politique nouvelle, une communauté d’anges « assemblés tels des miroirs singuliers de la face divine présente en leur centre » (p. 379). La catégorie des gens de l’opposition doit-elle nous laisser craindre l’« ange barbare » ? On peut se demander si la même précipitation ne pousse pas les ismaéliens à incarner la matière dans le corps politique des adversaires et dans la théologie de l’imâm à parvenir au « seuil de l’incarnation du Dieu caché » (p. 353). Jambet tente de penser le plus loin possible le mince écart qui les sépare de l’incarnationnisme chrétien. Plutôt que d’affirmer que Dieu se révèle dans la nature de l’homme, il faut voir l’homme dans la nature du Dieu révélé : « l’anthropomorphose de Dieu précède la création de la face de l’homme et elle en est la condition » (p. 323). En fait, chez les ismaéliens, l’incorporation de l’essence divine semble ne pas connaître d’arrêt, de là leur symptôme propre : la loi de la répétition de l’événement messianique.
Le travail de Jambet appelle de nombreuses perspectives. En voici une pour finir : ne faudrait-il pas interroger la notion de base de l’accomplissement ? Un dialogue avec le juif de la Torah ici s’imposerait : car le nom propre de David, roi et messie, met en cause, aux yeux du juif réel, toute prétention à l’accomplissement. Il y a dans la souveraineté davidique un secret : la promesse messianique, sans précipitation. Les ismaéliens, après les chrétiens, n’ont voulu y voir que l’exotérique de l’acte messianique à venir. Restaurer les conditions réelles du dialogue permettrait de penser plus profondément la notion bouleversante de l’impératif.