Jerusalem Post, 4 avril 2006, par Jean-Luc Slama

L’être juif et la laïcité

Dialogues entre Alain Finkielkraut et Benny Lévy.

Entre Alain Finkielkraut et Benny Lévy, une grande courtoisie et de nombreuses divergences. L’un ne croit pas en Dieu, l’autre est un Juif du retour. Les deux ont eu un parcours différent mais se rejoignent sur l’idée que Dieu est mort à Auschwitz. Pour Lévinas, qui inspire profondément ces deux penseurs, Dieu ne vient pas à l’idée sous la forme de « je crois en Dieu » mais par un commandement venu « on ne sait d’où ». La Révélation a lieu ici de rencontre. Ouvrage à deux voix, et à titre posthume pour Benny Lévy disparu en octobre 2003, Le Livre et les livres est une réflexion vive et sans concessions, intensément portée par un respect mutuel et nourrie par un souci d’équité rationnelle.
De ce débat sur la question de la laïcité et de ses limites, Finkielkraut et Lévy ont retiré de riches échanges sur quelques années de dialogue. Les deux veulent croire que les livres ne périment pas le Livre et remettent sur le métier l’étude des choses humaines. Pour Finkielkraut, l’affaire du voile en France dans les années 1990 témoigne du désir d’emprise de dévots fanatiques sur une laïcité qui doit être au cœur de la République. Pour Lévy, cette notion de laïcité n’a pas de sens pour l’être juif dans l’étude de la préservation de l’espace laïque.
L’un est un « Juif réel » (Lévy) qui situe la pensée d’Israël à partir du réel du juif (la lettre, la connaissance de la Torah) et la simplicité du miracle juif. L’annulation du réel tiendrait de la césure des Tables et de l’envolée des lettres. Il s’accommode des essais de l’Occident grec de dire l’Un de manière rationnelle. Mais n’avons-nous de vocation que tautologique ?, rétorque Finkielkraut en observant que cet héritage des Lumières fait question. « Il n’y a une question de la laïcité que parce qu’il y a une question juive, mais il n’y a de question juive que parce qu’il y a la laïcité. » D’où le partage des cultures dans l’accession à l’universel.
Les deux hommes ne conçoivent pas l’universel de la même façon. La vision politique du monde a fait du XXe siècle « l’âge des extrêmes » et élargi la dissymétrie du rapport à l’Autre et sa consonance avec la sagesse de l’Occident. Que la laïcité ait produit la question juive est une évidence, pour Lévy, qui implique de revenir à la facticité juive et à l’indépendance, à partir de cette facticité. Des penseurs de la démocratie comme Hobbes, Spinoza ou Rousseau ont affronté le dilemme de définir une religion au fondement de l’État. En France, la laïcité ne se résume pas à la séparation de l’Église et de l’État. Ce retour de Fichte (Finkielkraut), avec l’antijudaïsme romantique qui succède à l’antijudaïsme universaliste, explique la cohabitation actuelle de la judéophobie avec une francophobie radicale.
Tout cela revient à s’interroger sur la manière d’être juif face à l’histoire. Lévy ne voit pas d’autre issue que de sortir le judaïsme de cette religion de la Shoah. Lévinas considère qu’il s’agit d’un « virement inattendu de la malédiction en exultation ». Finkielkraut retient qu’il n’y a pas de question juive pour les chrétiens, mais un « salut par les Juifs »…