Information juive, mai 2009
Maïmonide, un architecte de la pensée : entretien avec René Lévy
Le philosophe René Lévy publie un livre de 620 pages (La Divine Insouciance) consacré à l’étude des doctrines de la Providence d’après Maïmonide.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il revient sur l’importance de Maïmonide dans le panorama de la pensée juive.
Pourquoi intituler un livre consacré à la pensée de Maïmonide La Divine Insouciance. Qu’appelez-vous ainsi ?
Ce titre, poétique et paradoxal, est une invitation. Lecteur, viens lire cet ouvrage magistral qu’est le Guide, de toutes tes forces !
Par « divine insouciance », il faut entendre deux choses : la providence singulière de Dieu à l’égard du Juste (je dis bien du Juste, et non de tous les hommes), et la confiance du Juste en Dieu (confiance, et non croyance en Dieu). L’un et l’autre entretiennent un lien, fait d’intelligence, que j’appelle l’insouciance : Dieu ne s’en fait pas pour lui, et lui, fermement confiant, n’a nul souci de l’avenir.
La question du juste souffrant et du méchant qui prospère (Tzaddik véra’ lo, racha’ vétov lo) est une de celles qui ont beaucoup préoccupé les maîtres du Talmud et les penseurs du judaïsme. Vous lui consacrez les premières pages de votre travail. Comment Maïmonide perçoit-il cette question ?
J’y consacre tout mon travail, qui n’est en somme qu’une longue méditation sur le « scandale du monde ». C’est aussi la question centrale du Guide, plus exactement du livre III, qui clôt l’ouvrage. Comment s’expliquer que le Juste souffre quand les scélérats prospèrent ? Vieille question, vieille comme l’humanité, pourtant toujours d’une cuisante et douloureuse modernité. Vainement la politique, sous toutes ses formes, a tenté d’éluder le scandale, à défaut de le résoudre. L’État-providence (formule qui n’est pas anodine) demeure encore la forme la plus aboutie, mais tellement imparfaite, d’une politique attentive au scandale (réduire les inégalités !). Seulement voilà, la solution n’est pas seulement politique.
Qu’est-ce que Maïmonide représente aujourd’hui pour l’enseignant et le philosophe que vous êtes ?
Maïmonide représente pour moi l’un des plus grands penseurs de l’histoire et sans nul doute l’un des plus difficiles. Car, à l’inverse du philosophe occidental dont l’idéal est d’être immédiatement intelligible, Maïmonide ne croit pas dans la transparence des idées. Pour lui, la pensée se gagne par l’effort et non par simple communication. Il fait tout d’ailleurs pour communiquer des idées fausses ou partielles. Gare au lecteur non avisé !
Vous parlez de lui dans votre livre comme d’un « architecte de la pensée ». Que voulez-vous dire ?
Maïmonide fait dans le Guide ce qu’il a fait dans le Michné Tora. Il ramasse, sur les questions qu’il traite, les diverses opinions et tranche entre elles. Celles qu’il adopte forment les éléments d’un édifice doctrinal, qu’on appelle en hébreu chita. Ces éléments, comme dans le Michné Tora, Maïmonide ne les invente pas, il les compose. C’est cet édifice, qu’on ne voit pas d’abord, que j’ai tâché de restituer.
Pourquoi dites-vous que le Guide des égarés constitue son entreprise métaphysique la plus achevée ?
Simplement parce qu’il n’y en a pas d’autre. Le Guide constitue son seul ouvrage métaphysique. Certes, on trouve bien quelques éléments épars dans le Livre de la Science (Mada’), dans les Huit Chapitres et dans les épîtres. Rien cependant qui ait l’ampleur et la profondeur du Guide.
Vous insistez sur le fait que Maïmonide considère que le principe du libre arbitre est incontesté dans le judaïsme et constitue même un fondement mosaïque. Quelle est l’idée que Maïmonide s’en fait ?
C’est un point fondamental. Il illustre d’ailleurs ce que j’ai dit plus haut de l’ambiguïté savamment planifiée de Maïmonide dans son Guide. Rendez-vous compte que des « savants » fameux dont je tairai le nom et d’autres, plus obscurs, mais montrant autant d’aplomb, voire plus d’outrecuidance, ont soutenu que Maïmonide était secrètement déterministe, ou « semi-déterministe », et ce malgré les innombrables allégations du contraire partout dans son œuvre, faisant valoir qu’il a soutenu, par exemple, que tout, dans le monde naturel, avait une cause prochaine. Il suffit d’avoir un peu de culture philosophique pour saisir 1’ineptie d’une telle conclusion. En fait, ces « savants », venus de l’université ou de la Yéchiva, se refusent, comme le vulgaire, à penser les contradictions du Guide,tant ils sont démunis devant elles. Constatez : pour les uns, Maïmonide est un rabbin, défenseur de la foi ; pour les autres, c’est un libre penseur déguisé ; pour d’autres encore, ce n’est qu’un auteur mineur, un simple compilateur. Mais Maïmonide est tout autre chose ; il est ce qu’ils ne sont pas, un penseur véritable.
Qu’est-ce que Maïmonide dirait aujourd’hui d’un certain nombre de superstitions et d’attitudes idolâtres qui sont véhiculées dans le monde du judaïsme ?
Il en serait malade, comme il le fut effectivement. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Qu’il suffise, pour s’en convaincre, de lire la lettre des rabbins de Montpellier à Maïmonide sur des questions astrales et la réponse cinglante qu’il leur fit dans La Lettre sur l’astrologie. Hélas, les superstitions et les ruminations païennes affectent le judaïsme depuis toujours. Rien n’y fera sauf l’exercice impeccable de l’intelligence.
Vous assurez la suite de votre père Benny Lévy à la direction de l’Institut d’études lévinasiennes. Quel est votre programme d’activités pour les prochains mois ?
Chaque année, notre Institut présente un thème tiré de la philosophie de Levinas. Cette année, le thème des séminaires est la question : Faut-il philosopher ? Ces séminaires, dont on peut consulter les détails sur notre site, à l’adresse levinas.fr, ont lieu à l’Université de Chicago-Paris, à l’ENS et aux éditions Verdier. J’y invite chaudement vos lecteurs.