Le Monde, 16 février 2006, par Roger-Pol Droit

Un dialogue exemplaire

Les dialogues sont une denrée rare. Ils sont généralement remplacés par des paroles, des invectives ou des congratulations satisfaites. Ce qu’exige un vrai dialogue, en effet, ne se rencontre pas si fréquemment : des désaccords, de préférence insurmontables, assortis de respect mutuel, de pugnacité aussi, d’assez d’intelligence, enfin, pour que chacun entende l’autre sans vouloir le faire disparaître et sans se renier soi-même. Ces conditions peu communes sont réunies dans le livre qui rassemble les traces, déjà publiées çà et là, des discussions publiques poursuivies entre 1990 et 2002 par Benny Lévy et Alain Finkielkraut.
Les points communs de ces deux intellectuels, bien qu’essentiels à leur rencontre, se résument vite : tous deux juifs, ne cherchent pas à l’oublier ou à le nier, et furent ébranlés par la lecture des œuvres de Levinas – « Levinas est le nom propre de notre fraternité », dit Finkielkraut. Pour le reste, tout les oppose.
Benny Lévy, né au Caire en 1945, mort à Jérusalem le 15 octobre 2003, est « juif du retour ». Il est revenu en Israël, mais aussi, et surtout, à l’étude de la Torah, à l’observance du shabbat, à ce qu’il nomme « le réel du juif », qu’il ne conçoit pas autrement.
De la part de cet ancien maoïste, dernier interlocuteur de Sartre, l’itinéraire a surpris, parfois choqué. Il souligne toutefois que ce n’est pas une affaire de « croyance », de « sentiment religieux », façons de dire et de voir étrangères au judaïsme. Il se situe donc, très consciemment, dans un espace de pensée à la fois antérieur et extérieur à tout processus de laïcisation.
Alain Finkielkraut, au contraire, a fait de la laïcité l’axe central de sa pensée et de son action d’intellectuel dans la cité. Il s’avoue dépourvu de sentiment religieux et plus sensible à l’absence de Dieu qu’à la parole des prophètes. Fils d’émigrés polonais qui ne pratiquaient pas, il s’affirme également juif et français. Et c’est essentiel, pour lui, d’être français, par l’école, par Racine et Marivaux, Pascal, Diderot ou Proust. Il se fait une « idée pieuse de la laïcité ».
À ses yeux, c’est en effet d’abord par la culture partagée, exigeante et souveraine, que l’on accède à l’universel. L’esprit du Livre se trouve alors comme disséminé dans les livres.
Lévy, évidemment, persiste. La culture ne saurait être, de son point de vue, « l’antichambre de la vérité » Il n’éprouve pas ce sentiment de dette que décrit Finkielkraut, et ne conçoit pas l’universel de la même manière. Il voit même dans la politique un univers dont il faut sortir, car, sous des dehors laïques, elle n’est selon lui, depuis Platon, qu’une « crypto-théologie » toujours vouée à échouer. Pour résoudre la question du politique, il y a ce que Benny Lévy appelle « le Sinaï » (la pensée juive révélée), que copient en plus pâle Hobbes, Spinoza ou Rousseau.
Ces thèses, développées notamment dans Le Meurtre du Pasteur (Grasset/Verdier, 2002), ne se signalent pas par leur caractère nuancé. Mais, comme le souligne Benny Lévy, « il faut quand même en arriver à dire les choses de manière radicale ». C’est précisément cette radicalité qui fait l’intérêt de ses positions et du dialogue – émouvant et beau, d’une exigeante tenue – qui se poursuit de page en page. En un temps où il y a fréquemment dans les têtes plus de bouillie informe que d’arêtes nettes et claires, on ne peut que s’en réjouir.
Certains, peut-être, pourraient penser que ce débat, portant finalement sur deux définitions divergentes de ce qu’est être juif, se situe seulement à l’intérieur d’une communauté et ne concerne pas « les autres ». Ceux-là n’auraient pas compris l’histoire contemporaine. Ou l’histoire tout court.