Le Monde 2, 4 février 2006, par Christophe Donner
Pas moi directement
Les livres s’écrivent à deux : je et un autre. Car dans l’idée de Rimbaud – que j’ai très bien connu –, il ne s’agit pas de décrire une transposition ou un dédoublement de sa personne, c’est une façon de dire qu’un autre est nécessaire à la fabrication de l’idée. L’écriture, en fixant cette activité mentale dans une perfection (littéraire), institue l’unité d’une pensée qui n’a jamais été un fil, toujours une réponse du je à l’autre.
Dans les livres qui sont écrits réellement à deux – ici Alain Finkielkraut et Benny Lévy – il y en a toujours un qui tient le rôle du je, et un qui joue à l’autre. Pendant que je parle, l’autre écoute et ce qui est merveilleux, passionnant à suivre, c’est qu’ils s’oublient, ils ne réfléchissent plus à ce qu’ils disent, ils n’ont plus cette prudence (souci de perfection) imposée par le littéraire. S’imaginent-ils assurés que leur parole, en se reflétant chez l’autre, deviendra raisonnable?
Grâce au magnétophone, ils sont comme suspendus à ce moment préscriptural, où la parole baigne dans une impunité presque infantile. Chaque digression malencontreuse a valeur d’éclairage psychologique et contribue à faire de nos deux philosophes d’authentiques personnages de roman.
Bouvard et Pécuchet de la laïcité, ils en ont la candeur et la grandeur exemplaire.
Il est temps de rappeler, pour ceux qui savent déjà qui est Alain Finkielkraut, qui fut Benny Lévy. Quand il dirigeait la Gauche prolétarienne, il s’appelait Pierre Victor. Il était alors le secrétaire, ou le petit frère, ou l’âme damnée de Jean-Paul Sartre. Détesté par l’entourage du vieil existentialiste, il devint l’ange exterminateur de la pensée du maître « régénéré ». Et c’est à bord de l’insubmersible génie d’Emmanuel Lévinas qu’il lui fera franchir le Rubicon de la vieillesse. Pierre Victor devient Benny Lévy, le chef de la « Gépé » se change en petit enfant de la Torah. Une telle conversion suffit à faire un livre, et même plusieurs livres, toujours le même livre, toute sa vie, pour la raconter interminablement.
Ce que Le Livre et les livres raconte, c’est l’histoire d’un apaisement. Apaisement de la violence entre eux et en eux. Une violence toujours sur le point d’éclater de nouveau, et contenue au prix d’une remémoration rituelle des actes de jeunesse.
Apaisement qui passe par un éloge de la vieillesse, sans pacification ni pacte, car c’est aussi un chantier qui ne sera jamais achevé puisque Lévy est mort.
L’imperfection littéraire et l’infinitude philosophique règnent sur le récit, elles font toute la grâce du livre. On est placé, en direct, grâce au micro, devant le travail de l’aveuglement. On peut comprendre le gauchisme français des années 1970. Il suffit pour ça d’ouvrir le livre à la page 112. Benny Lévy raconte qu’il a jeté – « enfin pas moi directement, mais mes militants » – un cocktail Molotov à Rothschild « à l’époque imbécile où l’on jetait ces cocktails Molotov ». Et dix lignes plus bas : « Alors ma chance – qui tient, à mon avis, de ma judaïcité profonde – c’est que ce terrorisme est resté en moi intellectuel. »
Alain Finkielkraut : « Il n’y a pas eu de passage à l’acte ? »
Benny Lévy: « Non seulement il n’y avait pas de passage à l’acte, mais la satisfaction que peut apporter la violence était plénière quand elle était dans le langage – ce qui a fait de moi un homme de parole redoutable. […] J’ai fait de mon terrorisme intérieur un langage. » […]