Le Monde des livres, 12 octobre 2012, par Roger-Pol Droit
Levinas bâillonné par la vénération
Que peut-il arriver de pire à un penseur ? Être oublié, censuré, mal interprété… certes. Mais il existe une situation plus retorse et dommageable que ces mésaventures courantes. Devenir objet de piété, finir comme bâillonné par la vénération de ses contemporains : la pensée est célébrée, le nom exalté, les textes commentés, pourtant aucun des enjeux centraux de l’œuvre n’est clairement interrogé. Pis : à la place des tensions, de la complexité, se diffuse une image lisse et uniforme, qui travestit la singularité d’une trajectoire, et finit donc par trahir l’essentiel… avec la bénédiction de tous !
Pour Gilles Hanus, c’est ce qui arrive à Emmanuel Levinas (1906-1995). Intronisé saint penseur du visage et de l’altérité, panthéonisé grande maître de l’éthique, il est désormais considéré philosophe à part entière, objet de recherches et sujet de thèses, supplément d’âme pour culture générale. Ce Levinas « canonisé » (le mot n’est pas choisi au hasard) devient universitairement utilisable et philosophiquement correct. Le résultat est obtenu au terme d’une insidieuse déjudaïsation, d’un évidement subtil et obstiné. Ainsi préfère-t-on quand il parle grec plutôt qu’hébreu, quand il commente Husserl et non le Talmud. On oublie donc, entre bien d’autres, ces pages de Difficile liberté (Albin Michel, 1963), où Levinas considère que « l’exaltation de l’esprit grec », chez Hegel en particulier, engendre « l’argumentation dont se nourrit jusqu’à nos jours l’antisémitisme ».
On évite surtout de mesurer combien Levinas avait essentiellement pour projet d’échapper à la philosophie, au nom d’une « autrement », d’une autre histoire, celle de la Révélation et du peuple juif. Cette dimension de sa trajectoire complexe, Gilles Hanus la remet en lumière, à l’encontre des forces qui tentent de l’occulter, ne faisant plus de ce prophète par temps de détresse qu’un professeur bourgeois. Cette lecture attentive s’inscrit dans la filiation de la pensée de Benny Lévy. En filigrane, une thèse sous-tend la démonstration : qui veut être juif se doit de « décrocher » du christianisme, de l’université et de la philosophie qui, au-delà de leur disparité, se retrouveraient dans le refus de la transcendance hébraïque.
Nœuds de pensée
Cela dit, Gilles Hanus, qui dirige les remarquables Cahiers d’études lévinassiennes, n’ignore pas les hésitations, embarras, nœuds de pensée, obstacles rencontrés par Levinas, non plus que l’évolution au travail dans son long parcours. Car un cheminement d’une grande complexité traverse l’ensemble de l’œuvre, et c’est une évidence, même s’il arrive qu’on la néglige, que les contextes et les enjeux ne sont pas identiques en 1935, en 1942, en 1948 et dans les années 1970. Un des mérites de ce livre est de jalonner cette évolution, sans esquiver les moments où il arrive que la pensée de Levinas hésite, voire reste en suspens.
Cette analyse va susciter de prévisibles débats, prolongeant ceux qui ont eu lieu depuis la mort de Levinas. Il est vrai que l’enjeu des interprétations de l’œuvre, de son héritage et de sa postérité, n’est pas rhétorique. Dans ces combats, l’intervention de Gilles Hanus invente un genre nouveau. On pourrait l’appeler « procès en décanonisation ». Son enjeu : préserver la vitalité d’une pensée dont l’actualité est encore à venir.