Le Monde des livres, 17 avril 2009, par Nicolas Weill
La Divine Insouciance, de René Lévy : une lecture novatrice de Maïmonide
L’auteur de ce gros livre bourré de notes, de références et de digressions érudites n’est autre que le fils de Benny Lévy, l’ancien chef maoïste devenu juif orthodoxe, disparu en 2003, auquel l’ouvrage est dédié. Mais une fois cette filiation signalée, on n’a encore rien dit sur ce travail magistral qui bouleverse de fond en comble le champ des études sur Maïmonide (1135-1204), philosophe juif du Moyen Âge, produit de l’Espagne en sa période islamique et leader de la communauté juive d’Égypte.
Jusqu’à présent, la lecture contemporaine de Maïmonide était dominée par l’interprétation qu’en avait proposée le philosophe Leo Strauss (1899-1973). Chez ce maître religieux qui cherchait à accommoder le judaïsme et la philosophie grecque transmise par les Arabes (Platon et surtout Aristote), Strauss pensait repérer un « art d’écrire », autrement dit un double discours. L’un, destiné à la foule, n’aurait visé qu’à fortifier les croyances bibliques ; l’autre, plus ésotérique, frôlerait l’athéisme ou une religion philosophique qui n’en serait pas très éloignée. Cette théorie, qui a pesé sur presque toute la réception moderne de Maïmonide, s’est nourrie du fait que la physique aristotélicienne, convaincue de l’éternité du monde, paraissait peu compatible avec l’idée de création, centrale dans les trois grands monothéismes.
La Divine Insouciance a le mérite d’écarter une telle lecture pour affirmer, autour d’une réflexion sur l’idée maïmonidienne de la providence, qu’il y a bien un unique projet explicite chez Maïmonide, et qu’il y a une cohérence entre philosophie et théologie et non une contradiction dissimulée. À condition d’étudier minutieusement les sources du philosophe, comme le fait ici René Lévy, aussi à l’aise en hébreu que dans l’arabe écrit en lettres hébraïques, la langue originale du Guide des égarés (1190), le texte le plus accompli de Maïmonide. Bon philologue, René Lévy n’hésite pas à rectifier les traductions qui font autorité, notamment celle de Salomon Munk, ce savant français du XIXe siècle qui établit scientifiquement le texte du Guide.
L’autre nécessité est de prendre en considération le style philosophique très particulier de Maïmonide. Comme le fait observer René Lévy, celui-ci procède en architecte disposant les matériaux fournis par la tradition philosophique pour tirer de cette remise en ordre une conception originale. Le contraire du commencement ex nihilo auquel nous sommes habitués depuis Descartes.
La patiente reconstitution opérée par Lévy aboutit à un résultat des plus surprenants, en montrant que la théorie de la providence maïmonidienne, et l’explication de l’existence du mal au sein d’un univers dont Dieu est le créateur, sont bien plus proches de la philosophie d’Épicure que de celle d’Aristote – à condition qu’on ne confonde pas Epicure avec l’épicurisme athée. Le titre du livre se trouve glosé à la fin : Dieu est « insouciant » du sort des hommes, en ce sens que celui qui s’efforce de le connaître et d’aller dans ses voies écarte le souci et vainc la résistance de la matière. En somme, la providence dépend avant tout des hommes.