Le Nouvel Observateur, 29 novembre 2012, par Éric Aeschimann
Libérer Lévinas
Emmanuel Lévinas fait partie de ces philosophes pris en otage par des usages idéologiques et des raccourcis abusifs. Disparu en 1995, l’auteur de Totalité et Infini a été doublement accaparé. D’abord, par les nouveaux philosophes (Finkielkraut, BHL), qui en firent un argument massue contre le « progressisme ». Et plus récemment, lors du débat sur la burqa, par ceux qui se réfèrent à sa théorie du visage. Transformer l’auteur d’Être juif en partisan de la laïcité à la française, il fallait y penser ! En revisitant Lévinas à partir de grands thèmes (sa place à l’université, Sartre, la pensée grecque), Gilles Hanus fait œuvre salutaire. Certes, Lévinas a combattu l’universalisme des Lumières et voyait la source de la Shoah chez Hegel (on n’est pas obligé d’être d’accord). Mais son but était moins de détruire la philosophie européenne que de rappeler l’existence, à côté, d’un autre mode de pensée. Un registre métaphysique, où il ne s’agit plus de créer du nouveau, d’être actif, de s’épanouir, mais de recevoir l’ancien, d’apprendre la passivité, de s’oublier. « Ignore-toi toi-même », écrit-il. Une belle idée. Néanmoins, pour prévenir un nouveau détournement, on apportera cette précision : il ne s’agit pas de renoncer à se connaître, mais d’accepter l’irréductible part d’opacité sans laquelle l’homme n’est pas pleinement lui-même. Merci de ne pas travestir Lévinas une fois encore !