Libération, 29 mars 2006, par Jean-Luc Allouche
Finkielkraut, Lévy en vis-à-vis
En une série d’entretiens publics, deux hommes de livres se rencontrent face au Livre.
Alain Finkielkraut n’est jamais à son meilleur que lorsqu’il réfléchit et non lorsqu’il réagit, lorsqu’il cherche et non lorsqu’il prêche. Cet ouvrage de dialogues avec Benny Lévy en fournit la preuve. Face à ce dernier, désormais « survivant » à celui qui l’avait « réconcilié avec le monde de ses grands-parents », le philosophe confronte sa « piété laïque » à celle, juive orthodoxe, d’un Benny Lévy, foudroyé par une crise cardiaque à Jérusalem en octobre 2003.
En une série d’entretiens publics, deux hommes de livres se rencontrent face au Livre avec, comme passeur, Emmanuel Levinas, qui, d’une certaine manière, les « unit » et les « sépare », et qu’ils ont découvert à peu près au même moment. Benny Lévy, fort de nouvelles certitudes, « être très programmatique » face au « mélancolique » Finkielkraut (c’est lui-même qui le dit). Le premier, revenu à la « facticité juive, à l’indépendance juive », au « réel du Juif », bloc comme tout entier détaché du mont Sinaï, pour qui « le Bon Dieu a créé le Juif pour témoigner du vrai, c’est-à-dire pour étudier ». Le second, tremblant devant « les petits soldats de l’empire du rien » – ses contemporains – et « la démocratie du ressentiment » remplaçant « la démocratie de l’émulation » dont il a été « des derniers bénéficiaires ». Si, dans les dernières années, la grande affaire de Lévy aura été l’étude du texte saint, celle de Finkielkraut aura été celle de l’école laïque, morte désormais devant la production « à la chaîne d’ignorants sympa ».
Deux manières, aussi, de se confronter à la France. Benny Lévy, « fondamentalement apatride », même installé à Jérusalem, « juif à mains nues » pour qui la France, « ce n’est pas la France du sol, c’est la France du livre ». « Pour moi, précise-t-il, c’était un nom propre : Jean-Paul Sartre. Sartre m’a fait français, je ne pouvais rien demander de mieux. » Pour Alain Finkielkraut, ce qui fait qu’il est « autre chose qu’un Juif polonais né en France, c’est l’école », et il refuse la « pantomime du Juif sincère, le cabotinage de l’authenticité, la fidélité prise au piège de l’imposture : voilà ce que j’ai voulu dévoiler avec le thème du Juif imaginaire. Dépositaires d’une tragédie inoubliable et inendossable, nous sommes tous des m’as-tu-vu ». Bref, à « l’affirmation de l’unique allégeance », Finkielkraut répond : « La France ne se réduit pas à un tampon, à un passeport, à une liste de droits, à une compagnie d’assurances… à la Sécurité sociale. » Fracture infranchissable sans doute entre les deux interlocuteurs, comblée désormais par le silence éternel de l’un des deux.
Rien d’étonnant donc que la laïcité les divise aussi, et de manière encore plus cruelle entre deux ex-normaliens, deux ex-maoïstes. Lévy ne se sent « aucune dette par rapport à l’école laïque française pour la bonne raison que, quelque part, [il en a] forcé les portes ». Finkielkraut, lui, a remplacé la synagogue, la schule de ses ancêtres, par l’école laïque, qui lui a offert son brevet de citoyenneté. « Si l’école est essentielle à la laïcité, c’est parce qu’elle est le lieu par excellence de la médiation, du détour, de l’hétéronomie bienfaisante », écrit-il. Et il la regarde, éploré, se déliter sous ses yeux.
Choc de cultures, en somme, entre deux hommes. Quand Finkielkraut confesse son sentiment du « tragique », du « trop tard », Benny Lévy lui oppose : « Ouvre les Prophètes, quand tu as ce sentiment-là… » Ce dialogue eût pu se poursuivre encore longtemps entre ces deux philosophes, l’un talmudiste en hébreu et araméen, l’autre tout autant dialecticien en français, l’un sûr de la Torah, l’autre doutant de tout ; mais le sort a voulu que désormais Benny Lévy repose sous « la pierre de Jérusalem, qui l’apaise tant ». Finkielkraut, de son côté, continue sa route escarpée, entre fureurs du monde et interrogations dont on gage qu’elles ne trouveront pas de réponse simple. Loin, en tout cas, des « effusions d’une orthodoxie » mais tout aussi éloignées d’un « lâche reniement », comme écrivait l’historien Marc Bloch dans son Testament, à quelque temps de mourir. Dans « le soulagement et l’effroi d’être vivant ». Et dans la solitude.