L’Indépendant, 17 octobre 2013, par Serge Bonnery
Pourquoi Benny Lévy
Militant gauchiste puis philosophe pratiquant un judaïsme orthodoxe, Benny Lévy est mort il y a dix ans. Gilles Hanus, son élève, évoque son parcours singulier.
« De Moïse… à Moïse »
Benny Lévy avait détourné la formule « de Mao à Moïse », censée résumer sa trajectoire. Il disait, lui : « De Moïse à Moïse en passant par Mao ». Né juif en Égypte, il a, enfant, connu l’exil en Belgique avant de s’installer en France. Étudiant à l’École normale supérieure, il fonde après 68 un mouvement politique, la Gauche Prolétarienne, qu’il dirige sous le pseudonyme de Pierre Victor. Il la dissout en 1973 et devient dans la foulée le secrétaire de Sartre. Redécouvrant ses racines juives, il plonge avec Emmanuel Lévinas dans les textes talmudiques qu’il étudie à Strasbourg avant son « retour » à Jérusalem où il s’installe et crée l’Institut d’études lévinassiennes. Benny Lévy est décédé le 15 octobre 2003. En août 1995, se déroulait à Lagrasse le premier Banquet du Livre créé dans le prolongement des Cercles socratiques initiés par Benny Lévy. Il participait à cette rencontre inaugurale autour des éditions Verdier – sa maison – qu’il habite toujours de son esprit. Dimanche 20 octobre, le Banquet de Lagrasse consacre une journée à Benny Lévy en présence de Gilles Hanus et de Léo Lévy, sa femme, auteur de À la viequi retrace leur parcours commun.
En quoi la dissolution de la Gauche Prolétarienne est-elle un tournant décisif pour Benny Lévy ?
C’est le moment charnière, celui où il prend conscience de l’échec d’une vision politique du monde. Il avait pensé que l’engagement total en politique pouvait changer le monde. Mais l’expérience a abouti au rétablissement de rapports de pouvoir au sein même de la Gauche Prolétarienne. Puis l’attentat de Munich a montré l’émergence de formes d’action touchant au terrorisme dans lequel lui et ses amis ont refusé de basculer. Enfin, il y a eu Lip, cette micro révolution dans laquelle son organisation n’a joué aucun rôle. À partir de là, il ne pouvait dresser que le constat de l’échec.
Quel sens lui donne-t-il ?
Pour Benny Lévy, une politique de gauche devait trouver son accomplissement dans la révolution et aboutir à une véritable justice. Or cette politique a été supplantée par des théories du pouvoir où l’inégalité est de fait assumée et qui ont conduit au totalitarisme (Cambodge, URSS, etc.).
Comment se relève-t-il ? Quel rôle joue Sartre à ce moment-là ?
Benny Lévy s’est reconstruit avec Sartre. Leur dialogue a duré sept ans, entre 1973 quand il devient son secrétaire et la mort de Sartre en 1980. Ils entreprennent ensemble une déconstruction de la pensée révolutionnaire. Sartre est essentiel pour le « tournement » que Benny Lévy opère au moment de sa sortie du politique.
En quoi Emmanuel Lévinas est-il aussi un philosophe important pour lui ?
Lévinas lui permet de repenser le rapport à l’autre en dehors du politique, sur le plan de l’éthique, ce que Lévinas nomme le face-à-face. Benny Lévy dit par ailleurs avoir entendu dans la langue de Lévinas les sonorités de l’Hébreu. Il lui a ouvert le Talmud et les textes de la tradition hébraïque. Benny Lévy prend alors conscience qu’il peut étudier ces textes pour y trouver quelque chose à penser.
Comment, à partir de là, aborde-t-il l’étude ?
L’étude des textes hébraïques s’inscrit chez lui dans une continuité. Après la dissolution de la Gauche Prolétarienne, il y avait nécessité à tout reprendre. À retourner au livre sans que cela signifie pour autant un retour en arrière. Il a abordé cette étude avec toute l’intensité dont il était capable. Et il l’a pratiquée dans le dialogue. Cet engagement a été tout aussi intense dans la vie juive. Il en est résulté une véritable intensité d’existence. Avec lui, aucune conversation n’était insignifiante.
En quoi, dix ans après sa mort, nous éclaire-t-il encore aujourd’hui ?
Il nous éclaire par sa volonté de penser autrement, dans le dialogue qu’il avait appris avec Sartre. Puis par son interrogation sur l’être ensemble qui ne l’a jamais quittée. Il avait la volonté de penser l’humain et l’universel jusqu’au bout. Être juif ne signifiait pas, pour lui, se retrancher de l’humanité non juive. Il n’était pas dans le repli particulariste. Mais pour lui, l’étude du Talmud était inséparable du souci de penser notre communauté d’êtres humains.
Et son rapport à Dieu ?
Il nous éclaire encore, en effet, dans le rapport à Dieu qu’il n’établit pas sur le mode de la foi et de la piété mais à partir de sa lecture et son étude des textes. Cela le positionne très fortement par rapport à l’intégrisme. Il était juif orthodoxe mais n’a jamais considéré qu’il fallait adhérer à des propositions sur lesquelles on n’avait pas réfléchi. Enfin, il nous laisse sa pratique révolutionnaire de la lecture. Il n’avait pas son pareil pour aller chercher dans les textes ce qu’il y a de surprenant. Cette volonté de penser autre chose que ce qui a été déjà pensé reste et restera longtemps d’une précieuse actualité pour nous tous.