Notice sur La Divine Insouciance de René Lévy
Maïmonide a voulu répondre à la question du mal. D’un traité sur l’esprit prophétique, il a fait en définitive un traité sur la providence. Il a d’abord rassemblé les sources, toutes: scripturaires, talmudiques, philosophiques, théologiques et scientifiques. Puis, par un effort surhumain de synthèse, il a livré sa réponse, comme après un long périple. En voici les grands traits.
Le chapitre 17 du livre III du Guide d’abord. Y sont traitées les doctrines de la providence. Première partie : l’examen de la recension critique de cinq doctrines, ordonnées selon la règle de l’iqtisad, ou juste milieu en matière doctrinale. Quatre opinions (ara) y sont opposées deux à deux : les doctrines épicurienne et péripatéticienne d’une part, qui laissent place à la contingence ; les doctrines des théologiens ašʿarites et muʿtazilites d’autre part, qui n’en laissent aucune, Dieu voulant tout. En position centrale, l’opinion dite de notre loi, ou doctrine juive, en regard de laquelle les positions épicurienne et ašʿarites sont des extrêmes. Entre elle et ces dernières, les positions opposées du péripatétisme et du muʿtazilisme sont intermédiaires. Tel est le schéma de la première partie du chapitre 17.
Dans une deuxième partie, on trouve exposée la part propre de Maïmonide, que l’on a pris à tort pour une doctrine cachée. Il ne saurait y avoir de sixième doctrine, sauf à rompre l’iqtisad. De quoi s’agit-il alors ? D’un creusement de la doctrine centrale.
Partant, nous avons partagé notre travail en deux parties :
– la première, qui relève de l’histoire doctrinale, consiste dans l’examen critique des recensions de Maïmonide. Autant qu’il nous est possible, nous consultons les originaux. Pour chacune d’entre elles, nous tâchons de reconstituer le fond doctrinal dans lequel l’auteur a puisé. La collation des sources et leur comparaison avec les recensions du Guide et des Huit Chapitres mettent en évidence les inflexions, les émondages, voire les écarts, souvent lumineux, que l’auteur s’autorise – en bref, fait voir tout ce qui fait la décision de Maïmonide.
– la deuxième partie relève de l’exégèse philosophique et consiste dans l’examen de la doctrine maïmondienne elle-même. Pour ce faire, nous ne nous sommes pas arrêtés aux seuls chapitres sur la providence (les chapitres 17 à 23), mais nous sommes remontés aux problèmes du mal et de la causalité divine, aux questions de la transcendance de Dieu, de l’épanchement et de la noétique. Ce sont les prémisses de toute doctrine de la providence.
Les deux premiers chapitres de notre étude occupent une place à part ; ils posent et situent le problème tel qu’il est formulé dans le chapitre 16 du livre III, chapitre inspiré du traité De la providence d’Alexandre d’Aphrodise. Dans le premier des deux, nous restituons la distinction maïmonidienne du tragique de l’Histoire, que l’auteur dénonce comme un fantasme, et du scandale du monde ; scandale pour la raison qui se résume talmudiquement : comment des Justes souffrent-ils ? Comment des méchants prospèrent-ils ?
Dans le second chapitre, nous reconstituons le tétralemme, selon le mot de Philippson. Par tétralemme, il faut entendre une série d’alternatives, posées en arborescence, relatives à la question de la providence. Nous montrons par l’exemple que c’était un topos des écoles grecques, même adverses. Nous remontons même, pour fixer son origine, au Platon des Lois.
Suivent, dans cette partie d’histoire doctrinale, neuf autres chapitres.
Le premier porte sur l’opinion dite d’Épicure, fondée sur la primauté du mouvement et sur la spontanéité, ou, pour le dire communément, le hasard – en grec to automaton, en arabe, al-ittifāq. Nous montrons que l’atomisme naît d’une crise de l’Éléatisme, qui pose le primat de l’ontologique sur le sensible ; les atomistes, eux, voulurent rétablir la véracité des « apparences ». Mais, à son tour, Épicure rompt avec Leucippe et Démocrite ; pour eux, l’automaton égalait la nécessité ; pour lui, il est l’image même de la liberté.
Incidemment, nous défaisons, sur l’athéisme prétendu d’Épicure, un malentendu, savamment entretenu par ses détracteurs grecs et chrétiens : bien loin d’être athée, nous tâchons de montrer qu’il est un « théologien transcendantal », et que, s’il professe une doctrine de l’Absence, niant que les dieux soient providents, c’est par souci de conserver pure l’idée qu’on en peut avoir. À ce seul égard, Maïmonide peut être regardé comme un lointain disciple d’Épicure.
Les trois chapitres suivants portent sur la doctrine péripatéticienne de la providence. Prenant matière dans le traité De la providence d’Alexandre d’Aphrodise et, dans une moindre mesure, dans les Principes du tout, Maïmonide en fait une recension si lumineuse qu’elle éclaire même le texte d’Alexandre. Partant du partage du monde en deux (en un monde supra-lunaire et un monde sublunaire), il met au jour l’idée que la providence signifie, pour le péripatétisme, la persistance de l’étant. Il montre que, dans le supra-lunaire, les étants individuels sont habités par la providence ; qu’ils sont permanents. En eux, l’essence égale l’existence. Dans le sublunaire, au contraire, les étants individuels ne se survivent pas : ils naissent et meurent. Rien n’est stable ici-bas, sauf les espèces que les individus perpétuent. Dans la langue d’Alexandre, la permanence spécifique procède d’un exercice de la providence sur le monde d’en-bas : ici, les individus, instables, n’égalent pas l’essence. En ce sens, Maïmonide peut parler d’une relative providence à l’égard du monde sublunaire. Ce qui veut dire encore un relatif délaissement des étants naturels, leur ouvrant un espace de contingence (ittifaq) et de liberté.
D’« Aristote », c’est-à-dire du péripatétisme, Maïmonide retient l’idée que la providence signifie la persistance de l’étant individuel ; qu’il n’y a pas de providence à l’égard des étants naturels, sauf générale ; enfin, qu’il existe de la contingence et de la liberté. Contre les péripatéticiens, il fait une exception, l’homme.
À l’extrême opposé d’Épicure et d’Aristote, les théologiens ašʿarites. Pour eux, tout ici-bas résulte de la volonté directe de Dieu. Son concours souverain dans les affaires humaines est tel qu’il conditionne tous les actes des hommes. Selon l’expression de ces théologiens : « Dieu crée des actes que l’homme acquiert » ; c’est la doctrine du kasb, dont découle l’affirmation du décret divin. Quant à la théodicée, ils affirment que Dieu n’est pas contraint à la justice, pas plus qu’il ne l’est par la raison ; tout, au contraire, se subordonne à sa seule volonté, ce que nous résumons : « ce que Dieu veut, quoiqu’il veuille, est sage et juste ». Dieu peut ainsi contraindre à l’impossible et punir les innocents. S’agissant des ašʿarites, nous parlons d’anarchisme théologique.
La théologie muʿtazilite, intermédiaire entre la doctrine juive et l’ašʿarisme, professe au contraire, principiellement, le dogme de la justice divine. Pour eux, la justice oblige Dieu, comme la raison ; ce qui, par voie de conséquence, confère à l’homme, dans une mesure relative, la liberté d’agir, l’istita‘a. Qu’en est-il alors des souffrances du Juste, des innocents, voire des animaux ? Injustifiables en ce monde, elles doivent être compensées dans l’autre. C’est la doctrine de la compensation, dont même certains théologiens juifs se réclamèrent. Pour Maïmonide, c’est encore admettre, en Dieu qui vient à l’idée, une part d’in-iquité.
Vient enfin la doctrine centrale, celle du « juste milieu », la doctrine juive. Là, Dieu ne peut être seulement juste ; il faut encore qu’il ne commette aucune iniquité ; entendre l’exclusion de toute idée de compensation. L’homme est absolument libre, et tout ce qui l’affecte, entraînant la peine ou le plaisir, tombe juste, conformément au mérite. Quoi qu’il y paraisse, les souffrances du Juste et les plaisirs des méchants relèvent d’une justice pénale supérieure, qui n’est pas un ordre comptable.
Voilà pour la première partie du chapitre 17 ; voilà pour la première partie de notre étude. Nous abordons la deuxième, plus délicate, plus spéculative. Pour la traiter, avant d’examiner la deuxième partie du chapitre 17, dans laquelle Maïmonide creuse l’idée juive de la providence, nous revenons en arrière : puisque c’est l’évidence du mal dans le monde qui conduit à la négation d’un Dieu providentiel, il nous faut examiner d’abord la doctrine maïmonidienne du mal, où, par mal, il faut entendre le malheur. Pour ce faire, nous divisons notre objet en trois, la matière, la privation et le mal proprement dit. Division justifiée par la définition même que l’auteur du Guide donne du mal : « Tous les maux sont des privations », étant entendu que toute privation s’attache à la matière.
La matière, d’abord : elle est principe des étants, comme dans l’aristotélisme ; elle aspire à la forme. Elle est « femelle » (Platon) ; pis, « femme adultère » (Salomon), jamais satisfaite de la forme qu’elle revêt. Puissance négative, certes, mais puissance infinie. Elle répond, disons-nous, à l’infinité de l’intelligible épanché de Dieu.
La privation, ensuite : Maïmonide affirme, en péripatéticien orthodoxe, son non-être, contre la plupart des mutakallimun, ou théologiens du kalam, Muʿtazilites et Ašarites confondus, qui considèrent les privations comme des qualités positives ; mais il va plus loin, puisqu’il pose l’hypothèse d’un non-être absolu, ou néant. Cette conception péripatéticienne de la privation, nonobstant celle du néant, permet l’élaboration de la doctrine suivant laquelle Dieu, sans en être l’auteur, est la « cause déficiente du mal ».
Enfin, le mal proprement dit : classification des maux, et c’est ici que Maïmonide énonce la thèse optimiste suivant laquelle le mal est plus rare que le bien, en maux dus à la matière, en maux dont l’autre est la cause, et, enfin, en maux, les plus nombreux, dont on est soi-même la cause.
Après avoir éclairci les positions de l’auteur sur le mal, nous abordons sa conception de la transcendance de Dieu, dont dépend le sens de la causalité divine. C’est le problème fondamental de la métaphysique depuis Aristote : jusqu’où Dieu peut-il être identifié au premier Moteur, cause première efficiente ? N’est-il pas bien plutôt objet d’amour, cause finale et suprême ? Immanence ou transcendance ?
Cette antinomie de la raison théologique se fait explicite et plus vive chez Maïmonide : Dieu peut être dit la cause des détails les plus infimes du monde, et, concomitamment, qu’il en est absolument séparé ; transcendance d’autant plus absolue qu’il existe entre le monde et lui le néant nécessité.
C’est pour dépasser cette antinomie que Maïmonide construit l’hypothèse de l’épanchement (fayd), qui requiert, pour être bien comprise, un détour par la noétique. Identifiant Dieu à l’Intellect pur, dans lequel intelligeance, intelligé et intelligent sont un, non pas synthétiquement mais originellement, il décrit l’enchaînement qui préside au monde, comme un dévoilement progressif de l’intelligé, débordant de Dieu, et que nous avons appelé le trop-intelligible. Débordant de l’Intellect, le trop se diffracte en intelligible d’une part, intelligence de l’autre ; dissociation produite par son débordement, tout comme la leçon du maître, produite hors de lui par la profession, diffractée, redevient une par l’intelligeance du disciple.
C’est donc en tant que tout, dans le détail du monde, porte un résidu d’intelligible, que nous pouvons dire qu’il relève de Dieu.
De là, nous venons aux objections des philosophes péripatéticiens à l’idée de « l’omniscience de Dieu », posées dans les chapitres 16 et 20 du livre III : principalement, les objections à la connaissance par Dieu des particuliers et des possibles. La réponse à ces objections tient en deux assertions fondamentales :
– la première énonce que l’Intellect est créateur ; ce qui veut dire que la connaissance de Dieu ne résulte pas de l’Être, a posteriori, mais que c’est l’Être qui se produit d’elle, comme l’œuvre émane de la pensée créatrice.
– la deuxième dit : la science et l’essence sont unes en Dieu. Ce que nous résumons d’une formule : Dieu est contemporain de toute l’Histoire.
Par là, nous terminons l’examen des chapitres préliminaires ; reste la difficile question de la providence tutélaire, dont la deuxième partie du chapitre 17 livre la loi : la providence tutélaire est fonction de l’intelligeance. Inégalité des hommes donc devant le Dieu tutélaire. Est-ce compatible avec l’idée d’une justice de Dieu, devant laquelle tous les hommes sont égaux ? C’est cette question, rendue plus âpre par l’exégèse maïmonidienne du livre de Job, que Šemuel ibn Tibbon pose au maître en 1199, dans une lettre qui n’eut pas de réponse, et qui porte principalement sur le chapitre 51 du livre III ; Maïmonide y déclare sans ambages que l’homme intelligeant, pour autant qu’il intellige, et dans la mesure de son intelligeance, excepte à l’ordre du monde (minhag ha-‘olam).
Qu’est-ce à dire ? Quelques mots, que nous avons présentés sous forme de fragments. Le monde de l’homme se découpe en deux plans, ceux de l’agir et du pâtir. En termes hylémorphiques, il est fait de matière et de forme. L’Histoire universelle marque l’avènement progressif de la forme du monde dans sa matière. L’homme, ou bien participe de la matière du monde par son in-intelligence ; il est alors passif et soumis à la contingence comme à l’ordre judiciaire global ; ou bien il participe de la forme qui vient et de son entéléchie par son intelligeance du monde ; il est alors, selon la formule de Maïmonide tirée des prophètes, « avec Dieu et Dieu est avec lui ».
L’ouvrage apporte un regard neuf sur la pensée de Maïmonide. Primo, d’un point de vue historique, parce que le traitement des sources y est systématique, et non, comme trop souvent, partiel : sources philosophiques et scientifiques grecques, arabes et juives ; sources théologiques, notamment le kalam ; sources hébraïques, Bible, Talmud et Midrach. Secundo, d’un point de vue théorique, parce que la pensée de Maïmonide n’a jamais, à ce jour, été abordée sous l’angle de la providence, laquelle constitue pourtant le but ultime de sa méditation.