Télérama, 2 octobre 2013, par Juliette Cerf

À la vie de Léo Lévy
Benny Lévy, l’éclat de la pensée de Gilles Hanus

Deux portes d’entrée intimes et réflexives sur la vie et l’œuvre de Benny Lévy, philosophe, ex-secrétaire de Sartre. Par sa femme et son élève.

Comment de pro-Chinois, dans les années 1960, devient-on juif orthodoxe, dans les années 1990 ? Comment passe-t-on des pavés de la Sorbonne à la pierre de Jérusalem ? Autrement dit, comment Pierre Victor, chef de la Gauche prolétarienne – organisation gauchiste ayant compté dans ses rangs Jean-Claude Milner et Olivier Rolin –, est-il devenu Benny Lévy, commentateur du Talmud ? De Mao à Moïse, dit-on d’ailleurs souvent à son sujet, en une formule toute faite. Un raccourci que l’auteur, né au Caire en 1945 dans une famille juive, s’est plu à compliquer dans Être juif, livre sur lequel il travaillait quand une crise cardiaque le faucha en 2003, à Jérusalem : « “De Mao à Moïse”, s’exclame-t-on, oubliant que pour être exact il faut dire de Moïse à Mao, de Mao à Moïse, c’est-à-dire de Moïse à Moïse, en passant par Mao. »

Ceux qui n’auraient pas tout compris (l’immobilité juive) pourront profiter du dixième anniversaire de sa mort pour se mettre à la page. En lisant d’abord le récit de sa femme, Léo Lévy, À la vie. Sous ce titre malheureux, et passé quelques accents lyriques, velléités littéraires superflues, le lecteur aura la bonne surprise de découvrir une porte accessible pour entrer dans l’existence, mystérieuse et apatride, de Benny Lévy, exilé d’Égypte lors de la crise de Suez. Depuis le dialogue avec Sartre, dont il fut le secrétaire particulier entre 1973 et 1980, jusqu’à sa plongée, dévoratrice, dans l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, suivie par la fondation de l’Institut d’études lévinassiennes. Depuis la désinvolture provocante du jeune normalien, élève d’Althusser, obnubilé par la « toute-puissance de la théorie », jusqu’au débat sur la laïcité qui l’opposa à Alain Finkielkraut, à Strasbourg, en 1989, au moment de l’affaire du foulard : « Finkielkraut défend l’école, la culture et les valeurs républicaines. Benny craint les retombées d’une loi contre le port du foulard pour le port de la kippa et le repos du shabbat », analyse sa femme.

Si la « torsion », souvent incomprise, du militantisme politique à la vie juive – d’abord dans une yeshiva à Strasbourg puis à Jérusalem – c’est pourtant à une même source d’absolu que Benny Lévy a toujours étanché sa soif, une soif de connaissance et d’initiation. « Penser, ce fut toujours, pour Benny Lévy, reprendre à neuf, renouveler, recommencer », écrit son élève, le philosophe Gilles Hanus, dans Benny Lévy, l’éclat de la pensée. La question du commencement est aussi au cœur du cours de 1996, L’Alcibiade. Introduction à la lecture de Platon, que Lévy prodigua à l’université Paris-VII. Parmi ses élèves, l’acteur et auteur Jackie Berroyer, fin lecteur de philosophie, qui filma les séances, ses bandes ayant servi à la transcription du cours.

Benny Lévy aimait dire qu’il avait inversé le mot de Marx : l’essentiel étant moins de changer le monde que de venir au monde. À la fin de sa vie, comblé par l’étude (« vie qui occupe jour et nuit »), il déclarait : «  Rien ne me manque. » Cette forme de clôture, de circularité a peut-être aussi participé à refermer l’œuvre sur elle-même – les commentaires, qu’ils émanent aujourd’hui de sa femme ou de son disciple, restent encore très internes. Dix ans après la mort de « l’homme en noir » (Finkielkraut), il est temps de s’interroger sur la possibilité de son ouverture vers d’autres cercles.