Transfuge, juin 2009, par Donatien Grau
« La cité doit assurer à tous la possibilité d’avoir une vie métaphysique »
Vous venez de publier La Divine Insouciance, un livre consacré à Maïmonide, un penseur juif majeur, qui a vécu au XIIe siècle, et qui a quelque chose de littéraire. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à lui ?
Par accident : alors que j’étais encore étudiant, mon épouse consacrait ses recherches à Maïmonide. J’ai donc été conduit à m’y intéresser aussi. Et j’ai découvert que les questions qu’il posait étaient, fondamentalement, celles de la modernité. Il interroge la liberté de l’homme en la faisant reposer sur la justice de Dieu, avec un argument qui annonce Kant. Il cherche à concilier théologie, poésie et philosophie. Car selon lui, l’homme parfait n’est pas le penseur, mais le prophète, qui conjugue une imagination parfaite à un esprit parfait. Or il semble aujourd’hui nécessaire de sauver l’imagination, et la poésie peut apparaître comme un avatar du prophétisme – ce dont témoigne le Voyant de Rimbaud. Et si on suit Maïmonide, le but d’une cité doit être d’assurer pour tous la possibilité d’avoir une vie métaphysique. Or, la société actuelle ne le permet pas. Elle est confrontée à ce que j’appelle le « scandale du monde », qui consiste à ce que le Juste puisse souffrir pendant que des salauds ripaillent – ce qu’ont évoqué Sade et Genet. Comme je crois en l’efficace de la pensée, j’ai cherché, par le biais de cet ouvrage, à susciter d’autres vocations. Car tout effet de réel est en soi une révolution.
Vous dirigez l’Institut d’études levinassiennes, fondé par Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut et votre père, Benny Lévy, qui en avait été le premier directeur. Quelle inflexion avez-vous apportée à ses perspectives ?
En 2003, quand mon père est décédé, la question s’est posée de la survie de l’Institut : pour la plupart, il devait fermer. Mais il me semblait crucial de distinguer la singularité de mon père et son exemplarité. Car s’il était exemplaire, la répétition était possible, et ce qui s’était passé pouvait se reproduire. J’ai donc écrit un texte, dans lequel j’expliquais ma position, et les autres participants ont accepté de me suivre. L’Institut tel qu’il existe aujourd’hui me semble à la fois fidèle à ce qu’il était et fondamentalement différent. Tout d’abord, son activité est maintenant concentrée à Paris, et non plus à Jérusalem. Ensuite, tout simplement, je ne suis pas mon père. D’ailleurs, au début, Levinas ne m’intéressait pas, ni même l’aventure elle-même. Mais ce qui m’a semblé essentiel dans l’entreprise, c’est la possibilité, rarement offerte, de s’arracher à soi-même pour que des pensées puissent s’affronter fraternellement. J’ai donné un séminaire sur saint Paul. Une catholique pratiquante en a fait le compte-rendu, et elle explique dans le post-scriptum les effets que l’enseignement a eu sur elle. Je consacrerai mes prochains travaux dans ce cadre à Walter Benjamin, sans doute un des plus grands génies métaphysiques du XXe siècle, qui a su rester très juif tout en demeurant captif de l’imaginaire européen. De surcroît, il est incontestablement un des grands maîtres de la littérature philosophique telle que je la conçois : il ne cherche pas à faire du style, mais sa recherche correspond au besoin métaphysique de parler une autre langue que la stricte langue philosophique.
Quels sont vos prochains projets d’ouvrages ?
Mon prochain livre sera sur saint Paul. La lecture du livre que lui avait consacre Alain Badiou avait marqué mon père. À l’institut, la première année après sa mort, Alain Finkielkraut voulait répondre à cet ouvrage. C’est à ce moment que j’ai découvert le génie de saint Paul. Il a fait partie d’une communauté juive, les Pharisiens, pendant vingt-cinq ans. Mais même après avoir été frappé par une illumination, il est resté un pharisien et on ne peut bien comprendre ce qu’il a écrit sans exploiter les sources talmudiques. Ce qui m’a aussi frappé, c’est son antimosaïsme : tout son projet consiste à retourner à Abraham, et à rendre la Loi de Moïse caduque en vertu de cette Loi elle-même. Et il est par ailleurs le fondateur du christianisme avec Jean. Enfin, je vais publier un texte sur Descartes et éditer une version de poche de mon étude sur Maïmonide, sans notes, où je laisserai libre cours à un style poétique.