Globe, printemps 1991, par Jacobo Machover

Entretien avec Benny Lévy. Propos recueillis par Jacobo Machover.

Benny Lévy est passé de la Gauche prolétarienne au Talmud après un détour comme secrétaire et confident de Jean-Paul Sartre (jusqu’à sa mort en 1980). Il publie chez Verdier, sous le titre L’Espoir maintenant, ses entretiens avec le philosophe. Il plaide pour la pensée sartrienne contre la « bêtise ambiante ».

Dans l’introduction de votre livre, vous dites que vous n’aviez pas « entendu » la voix de Sartre à l’époque de votre dialogue avec lui. Que voulez-vous dire ?

Lorsque je travaillais avec lui, j’étais absorbé par des problèmes de plusieurs ordres. Il fallait d’abord tenter de maintenir Sartre à la vie intellectuelle. Il pouvait parfaitement se laisser aller, en se désintéressant du monde environnant. Avec l’état de santé dans lequel il se trouvait, dans la dépendance physique vis-à-vis des autres, notre travail impliquait un corps à corps pour mobiliser en lui des forces, des projets. Ensuite, dans le travail intellectuel proprement dit, une fois qu’il était lancé, éveillé, il remettait en question les formes antérieures de sa pensée. Il fallait donc que je lui donne, à travers notre dialogue, la possibilité de le dire de la manière la plus nette et la plus intelligible qui soit. C’est cet accaparement qui m’a alors empêché d’entendre Sartre, la simplicité profonde de son mouvement, par-delà les remaniements sur l’« être pour autrui », sur la « fraternité terreur », ou encore sur les juifs. Et je me souvenais aussi de sa voix, cette voix métallique qui, lorsque j’avais quinze ans, m’avait ébranlé et jeté dans le tout politique au moment de la guerre d’Algérie.

À la fin de sa vie, Sartre était-il conscient d’avoir connu plus d’échecs que de succès ? Sentait-il que, plus tard, on allait dire : « Sartre s’est trompé sur tout » ?

Oui, ça, il l’avait senti. Il pensait qu’il allait entrer dans le purgatoire. Tout comme, avant lui, Camus, pour lequel il avait quand même de l’affection. Il savait qu’on allait lui reprocher de s’être trompé sur tout. Il voyait bien les bêtises qui allaient commencer à se dire sur les droits de l’homme. C’était inévitable de vouloir souffler un peu, de parler des droits de l’homme pour sortir de la vision politique du monde. Dans cette perspective, il était clair pour lui qu’on allait le tenir pour un chien crevé. Jusqu’à quel point il l’avait prévu, je ne saurais le dire.

Avec l’effondrement du système communiste en Europe de l’Est, Sartre aurait-il été prêt à remettre en question ses positions antérieures sur ces régimes ?

Sur le communisme, je ne vois pas ce qu’il aurait pu dire de plus que ce qu’il a dit. Il aurait été, je suppose, moins stupide que la moyenne des gens au moment des événements de Roumanie. Je pense aussi qu’il n’aurait pas succombé à l’engouement de nos intellectuels pour Gorbatchev. Fondamentalement, il avait pris acte de l’effondrement de l’horizon marxiste.

D’après vous, il ne croyait plus du tout, alors, à la pensée marxiste ?

Il n’a jamais vraiment cru en elle. Il la voyait comme un horizon dans lequel il avait à se battre pour penser l’existence. On peut certes lui reprocher d’avoir cru indépassable cet horizon. Mais ce n’était pas pour lui déplaire que celui-ci fût déblayé. Il n’aurait pas vécu cela comme une catastrophe. Pour quelqu’un qui a été stalinien, cela pouvait l’être, mais pas pour Sartre. Il faut être complètement intoxiqué par la bêtise régnante pour s’imaginer autre chose. De toute façon, Sartre ne passait pas son temps à prendre des positions politiques. C’était très secondaire pour lui. Il n’aimait pas la politique ni ces gens qui ont besoin de leur dose d’éditoriaux. Que l’on ait pu présenter Raymond Aron comme un penseur plus grand que Sartre parce que « s’étant moins trompé », cela témoigne d’un effondrement de notre époque, de rien d’autre. Seuls ont intérêt à donner cette image de Sartre ceux qui veulent se grandir en le rabaissant.

Dans vos entretiens, Sartre souligne la nécessité de trouver « un principe pour la gauche ». Ce n’est pas très éloigné des concepts qui se manient aujourd’hui…

Sartre pouvait parfaitement se reconnaître dans le langage affectif de la gauche. Et cela lui déplaisait que la gauche fût détruite. Il le pensait déjà à ce moment-là et n’aurait pas attendu le dixième anniversaire de la « Mitterranderie » pour le dire. D’autant plus qu’il y avait de vieilles pensées, véhiculées par l’offensive de la « nouvelle droite » vers la fin des années soixante-dix, reprendre de la vigueur. C’est d’ailleurs ce contexte qui a précipité notre décision de faire paraître ces entretiens dans le Nouvel Observateur.

D’une certaine façon, cela correspond au besoin d’écrire des éditoriaux, ce que vous reprochez à d’autres…

Non. Ce n’est pas juste de dire ça. Ce que Sartre a voulu dire, c’est que la gauche était détruite et qu’il n’était pas question de la ranimer artificiellement. Pour cela, il fallait revenir à la source, aux principes. Il s’est posé la question : « Qu’est-ce que le principe de la gauche ? » Mais sa réponse ne se situait pas dans les termes d’une vision politique du monde… Il reste le malentendu, la décision de reconduire le terme, le vocable « gauche ». Qu’il l’ait cru fécond, c’est certain. Aujourd’hui, moi, je considère que c’est une partie obsolète de notre effort, car je ne suis plus aussi attaché à ce vocable ni aux différentes significations intellectuelles et affectives qu’il mobilise, comme Sartre pouvait l’être. Mais il ne s’agit là que de mon point de vue personnel.

Vous attachez beaucoup d’importance à la découverte par Sartre du « juif réel », celui qui se trouve en contact avec les textes. Comment s’est-il intéressé à cette question ?

Pendant les trois dernières années de sa vie, je commençais à me tourner vers les textes juifs. Il a commencé à s’y intéresser à cause de moi. Sartre m’a vu renaître, découvrant des textes bibliques qu’il ne connaissait que sous leur forme catéchistique. Il y avait là une vigueur de pensée totalement déconcertante pour lui. Sous ses yeux est apparu un réel de juif qui lui était à peu près inconnu. Jusqu’alors il ne connaissait des juifs que ce que je conviendrai d’appeler le « juif imaginaire ». Il a décrit admirablement ces juifs-là dans Réflexions sur la question juive. Que ça l’ait amené à écrire que le juif était essentiellement une invention de l’antisémite, ce n’est pas une faute, c’est une description très correctement conduite puisque c’est une loi du côté du juif imaginaire. Par ailleurs, lorsqu’il s’est trouvé en contact avec le réel du juif du Livre, on ne peut que lui savoir gré d’en avoir pris acte sans avoir peur de revenir sur ses déclarations antérieures ni sur ses intérêts idéologiques.