La Quinzaine littéraire, 16 mai 1997, par Catherine Malabou
La Philosophie en équilibre
Ce recueil est le premier d’une série de 4 volumes destinés à rassembler des textes difficilement accessibles du philosophe : comptes rendus critiques, articles ou conférences. Ces « parcours » n’ont pas valeur révélatrice mais permettent au lecteur – néophyte ou déjà connaisseur – de découvrir, à travers leur grande diversité, une posture de pensée, la manière dont émerge, dans le contexte de l’immédiat après-guerre, une configuration philosophique et politique inédite.
Posture et configuration : ces mots doivent être saisis à partir du contexte psycho-philosophique qui est le leur, celui de la Gestalttheorie (psychologie de la Forme) dont Merleau Ponty est le génial interprète. La posture et la configuration désignent l’arrangement dynamique qui permet aux forces vitales en leur ensemble de garder ou de créer, en toutes circonstances, un équilibre.
Sans vouloir à tout prix exhiber l’unité des textes ici rassemblés (analyse de L’Homme du ressentiment de Max Scheler, étude sur « Les relations avec autrui chez l’enfant », réflexions sur l’esprit européen, débat autour du gaullisme…), il semble malgré tout que c’est bien en effet la question de l’équilibre qui les traverse tous. Un équilibre qui s’ordonne à la distribution des richesses. En un mot, une économie nouvelle qui devrait naître du contexte très particulier de l’après-guerre où s’affrontent, de manière apparemment paradoxale, la rigidité d’une logique des blocs et la turbulence d’un surcroît – de biens et de sens – qui bouscule l’idée même de cloisonnement. Cette situation est immédiatement visible sur le plan géopolitique où l’opposition des blocs est-ouest est contredite par une opération comme celle du plan Marshall qui interdit, selon Merleau-Ponty, de dire, comme Kierkegaard, « ou bien, ou bien ». Le plan, en effet, n’est pas la simple expression de l’intérêt américain ni le signe de l’expansion du capitalisme financier : « Le plan Marshall représente ce moment où l’impérialisme, aux mains d’une seule puissance, est contraint de bouleverser sa propre définition […]. Il n’y a plus ni débiteur ni créancier, le plan Marshall est par-delà la générosité et l’avarice, il traduit une situation où notre superstructure juridique et morale est inapplicable. »
Cette situation est précisément l’exigence du nouvel équilibre qui devrait éviter trois écueils : l’impérialisme américain, « une politique de type gaulliste qui aggrave l’inflation, la crise sociale et la sous-exportation », enfin « une politique communiste » qui s’oppose à l’aide américaine. La promesse de l’équilibre tiendrait à la chance que représente « ce moment où le capitalisme classique a recours à des moyens qui le dépassent » « Politique optimiste, convaincante » qui serait selon l’auteur le socialisme véritable. « L’esprit européen » devrait justement s’employer à fédérer les forces qui peuvent, ici et là, « lutter contre la cristallisation des deux blocs » au lieu de chercher à s’imposer, selon la logique gaulliste, comme un troisième bloc.
Tout équilibre tiendrait donc à la manière dont une configuration vitale se maintient et se conserve en évitant la solidification et la pétrification. Une configuration vitale est toujours – et cette affirmation de Merleau-Ponty ne répond à aucun « biologisme » ou aucun « organicisme » – un corps. Or un corps se définit par la plasticité même de ses limites ; à savoir qu’il n’est jamais un bloc : « La conscience que j’ai de mon corps, ce n’est pas la conscience d’un bloc isolé, c’est unschéma postural, c’est la perception de la position de mon corps par rapport à […] certains axes de coordonnées importants du milieu dans lequel il se trouve. »
Ce « schéma postural », même si la formule est empruntée à la psychologie, peut s’étendre à tous les domaines de l’existence, partout où il s’agit de se situer en distribuant ses forces.
Un monde et un enfant qui apprennent à marcher : l’analyse de l’équilibre géopolitique et celle de l’équilibre psychomoteur se complètent et s’informent l’une l’autre dans ces « parcours », mais leur mutuel entretien dépend encore d’un troisième niveau d’analyse qui concerne cette fois le nouvel équilibre de la pensée philosophique. En jeu, là encore, la confrontation d’un espace cloisonné et d’un surplus de richesse.
À plusieurs reprises, Merleau-Ponty insiste sur l’explosion de la rationalité philosophique traditionnelle qui implique une nouvelle distribution de la pensée. Il faut cesser de considérer que « l’univers de la perception, celui de l’art, celui des sentiments, celui des actes religieux », le « phénomène de l’art, le phénomène d’autrui, le phénomène de l’histoire » sont des « dégradations de l’univers de la science » et que les rapports de l’homme au monde se limitent à l’échange qu’entretiennent un « sujet épistémologique » (sans corps) et un objet (sans chair), rencontre, là encore, de deux blocs. Il s’agit au contraire de « penser ce que la plupart des philosophes ont tenu pour produit de rebut », de poser les bases d’un « rationalisme nouveau » à partir des découvertes de la phénoménologie.
Monde, enfant, pensée : différents visages d’une même exigence, celle du dynamisme qui fait de toute adaptation une création, qui sait économiser le surplus. Il y aurait bien d’autres points à relever dans ces Parcours. Si nous avons choisi ceux-ci : politique, psychologie et philosophie, c’est parce que leurs analyses sont encore d’une brûlante actualité. Ces domaines sont encore des lieux de très vive crispation et de rigidité ; rigidité qui, selon Merleau-Ponty, correspond à la peur de s’ouvrir à l’autre parce que l’on confond l’ambiguïté – existence réelle de la différence – et l’ambivalence – existence fantasmatique de la scission.