La Quinzaine littéraire, 16 septembre 2000, par Anne Thébaud

La mécanique du mal

L’Idéal chaviré compte au nombre des météorites, ces livres inclassables qui surprennent et qu’on élit en raison même de leur radicale nouveauté. Plutôt essai que récit, participant autant de la critique littéraire que de la réflexion philosophique, cet ouvrage revisite La Nouvelle Héloïse, La Recherche, le crime de Pierre Rivière ou les diktats économiques de la société contemporaine.

Emmanuelle Rousset affronte la question théologique à laquelle les religions n’ont guère fourni de réponse : qu’est-ce que le mal ? pourquoi existe-t-il ? pourquoi prolifère-t-il ? L’auteur renverse les valeurs, réhabilite les criminels, comme autant d’anges déchus : « Ce geste de bourreau serait inexplicable s’il n’y avait eu un puits de bonté dans le cœur de Pierre, un infini désir de l’amour retiré, un enfantin chagrin des paradis manqués. Les peines avaient enfoncé le fond de la tranchée, mais son âme gardait l’œil sur le ciel violemment bleu au-dessus d’elle, sans distance, sans diminution, intangible, et qui la faisait geindre et respirer. Peut-être Pierre aurait-il pu se pendre, comme tant d’autres, pour ne plus rien voir de cette lumière brûlante à l’âme, pour que se lussent les douleurs indéfiniment répercutées par la pensée. » La noirceur s’introduit au sein même des idéaux : la vertueuse Héloïse n’a-t-elle pas quelque chose de monstrueux en se refusant à Saint-Preux sous prétexte de conserver l’idéal amoureux à l’abri de l’épreuve du réel ? N’y a-t-il pas une part démoniaque dans le narrateur qui aime en Albertine toutes les femmes qu’elle n’est pas, la préfère dans la disparition, rendue à la toute-puissance de l’esprit chimérique ? L’attachement naît de la gymnastique du désir entre l’idéal et la réalité contingente, la lucidité sait que le sentiment n’est pas éternel, répond à l’objet d’une quête perdue d’avance. Ainsi la frontière entre le bien et le mal se révèle infiniment poreuse, le mal prend le visage de la vertu et réciproquement. La sainteté n’est pas là où on croit, l’excès vicie les affections.
Si le mal est logé au creux des destins individuels, il s’étend de façon universelle, et cette expansion est d’autant plus préoccupante que le mal actuel n’est plus le fruit paradoxal d’un idéal mais celui de la bêtise qui s’ignore, d’une suffisance sans aspiration autre que son propre contentement : l’argent et le pouvoir. Tout se monnaie et les lois économiques ont réduit en poussière toute autre forme de divinité. Il faut saluer le talent d’Emmanuelle Rousset qui réussit là où tant d’autres se cassent les dents. Le tableau qu’elle dresse de la société contemporaine est sans concession et ne tombe jamais dans les ornières du sermon démagogique ou de l’appel aux bons sentiments. Ici comme ailleurs, l’auteur développe une logique implacable et son intérêt tient à sa rigueur et à la force de sa démonstration.
Outre sa lucidité, cet ouvrage développe une conception du temps circulaire sans fin ni commencement, sans rachat ni rédemption. Les hommes vont à leur perte et celle-ci se répète de siècle en siècle. Le mal change de nature mais se reproduit à l’infini. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. « Tu peux refaire le monde, il n’y aura rien de changé. On pourrait même changer de temporalité, rien n’empêcherait les crétins de penser qu’ils ne sont pas morts, puisque morts déjà ils se sont vus vivants. La parousie est impuissante, puisqu’elle est intérieure aux âmes, qui sont assommées dès l’enfance à coups de poing dans les yeux. Il faut être suprêmement intelligent pour croire ce qu’on voit. On peut dynamiter les cavernes, les crânes seront toujours leur propre geôle. La vérité est déjà révélée, quoique tout le monde l’ignore. Tout se passe donc comme si elle ne l’était pas encore, c’est ce qu’on appelle le temps. Il y a toujours un lendemain pour répéter la veille. Il court sans fin vers cette fin défectueuse, présente dès le début. C’est toujours à recommencer parce que c’est toujours accompli. L’histoire des siècles n’est pas l’histoire de la vérité, c’est l’histoire de l’esprit, c’est-à-dire de son meurtre : de l’erreur de la ruse et de l’aveuglement. Il n’y a pas de différence entre le vrai monde et l’enfer terrestre. Le bien est dans le mal et il est sur la terre. » Se creuse un abîme, le vertige propre à l’esprit emprisonné dans ses limites qui ne peut faire face à la sottise environnante autrement que par l’exercice d’une logique et d’une rhétorique qui fonctionnent en boucle fermée et dont l’écriture d’Emmanuelle Rousset est exemplaire : quand la poésie se met au service de la réflexion philosophique ou vice versa…