L’Arche, mai 1991, par Antoine Spire

Grâce aux Éditions Verdier, nous disposons enfin des derniers propos de Sartre, ces fameuses interviews à Benny Lévy parues en 1980 dans le Nouvel Observateur. Ce n’est rien de dire qu’ils firent scandale. On accusa tout simplement Benny Lévy d’avoir circonvenu le grand homme pour obtenir un texte où ses fidèles ne reconnaissaient plus leur gourou.
Comment ne pas s’étonner de voir l’auteur de L’Être et le Néant s’interroger sur l’espoir et la désespérance ? Sartre n’avait-il pas dit que la seule aspiration humaine était ce désir d’être Dieu qui ne pouvait que déboucher sur l’échec ? Pourtant l’homme vieilli s’accuse d’avoir affiché un trop grand pessimisme et d’avoir sous-estimé ce qu’il faut d’espoir pour entreprendre une action. « L’action est en même temps espérance » dit-il, « et ne peut être dans son principe vouée à l’échec absolu et sûr ».
Même revirement à propos du juif : Sartre dans Réflexions sur la question juive avait constitué le juif dans le regard de l’autre. Bien plus, disait-il, c’est l’antisémite qui invente le juif. De son dialogue avec Benny Lévy, sort pour la première fois « une réalité juive par-delà les ravages de l’antisémitisme sur les juifs ». Sartre pourtant s’affirme impuissant à cerner cette positivité dont seuls les juifs pourraient eux-mêmes rendre compte. Reconnaissant pour la première fois qu’il y a une « histoire juive » inassimilable aux autres histoires nationales, française, allemande ou américaine, Sartre pressent que des actes, des écrits, des lieux rassemblent les juifs à travers l’Histoire sans qu’ils aient besoin de la notion de patrie. Et ne voilà-t-il pas que Sartre nomme ce ciment, référence au Dieu monothéiste. « L’homme juif a toute sa vie déterminée, réglée par son rapport avec Dieu. » Et Sartre de souligner l’exceptionnalité du juif qui vit métaphysiquement, qui meurt totalement mais croit qu’il renaîtra comme vivant dans un autre monde. Les juifs aspirent donc à une fin morale, à l’avènement d’une existence éthique où les hommes seront totalement pour les autres. Ce messianisme est-il identique à celui des révolutionnaires ? Sartre hésite face à la question de Benny Lévy, il souhaiterait rapprocher les deux messianismes. Mais Benny Lévy lui a fait reconnaître que la révolution a presque toujours dévoré ses enfants, que l’intention radicale des révolutionnaires, les rêves de fraternité de 1793 ont débouché sur des impasses criminelles. Alors Sartre prononce cet immense hommage aux Juifs, peut-être excessif mais pour le moins stimulant : « La réalité juive doit rester dans la révolution, elle doit y apporter la force de la morale. » Benny Lévy dans un commentaire judicieux, évoque cette nouvelle prégnance de la morale chez Sartre : pas d’homme sans dimension d’obligation, l’individu est mandaté sans que Sartre ne sache par qui. La liberté est requise dans le rapport à l’Autre. Chaque individu dépend des autres et c’est cette dépendance qui fonde l’action morale. « Tu dois donc tu peux », et le vieux fond kantien de Sartre remonte à la surface mais sans son qualificatif universaliste. Sartre s’affirme messianiste et son messie est juif, ajoute Benny Lévy.
Acculé dans une impasse, le vieux philosophe sait maintenant que si être libre c’est s’engager, s’engager c’est ne plus être libre. Alors face à ce paradoxe éthique, force est de constater que nous ne sommes pas vraiment maîtres de nos actes. L’acte n’est pas l’œuvre de nos mains. Donc il vient d’ailleurs et la « liberté rénovée » qui sort de ce raisonnement ne se fonde qu’en Dieu.
On sort de cette lecture avec un certain malaise. Comme si le vieillard avait été malmené, contraint de pousser toujours plus loin sa logique et forcé à penser l’espoir, voire même à le reconnaître dans le messianisme juif. Pourtant il y a là un prolongement d’une œuvre dont il est impossible de nier qu’elle a pour le moins marqué le siècle. C’est un peu comme si au soir de sa vie, Sartre nous invitait à explorer les pistes qu’il a incontestablement ouvertes mais dut négliger, faute de temps : « Les possibles que je n’ai pu explorer », voilà quel aurait pu être le titre de ce livre. Le mot de la fin est ouverture.