Le Magazine littéraire, janvier 1999, par Bernard Fauconnier
La Responsabilité de l’écrivain est le texte d’une conférence prononcée par Sartre en Sorbonne en 1946. Contemporain à l’écriture de Qu’est-ce que la littérature ?, il en reprend ou en annonce les thèses principales.
Sartre a toujours eu le souci de s’expliquer, de se faire le pédagogue de ses propres idées. Ce texte inédit se révèle un jalon essentiel de la réflexion que le philosophe a toujours menée sur la littérature, réflexion qui fait aussi de lui, au passage, l’un des plus grands critiques de ce siècle. Parce que sa démarche, même dans la polémique, même dans ses aspects les plus contestables, ou les plus « terroristes » reste parfaitement cohérente. Et aussi parce qu’il sait de quoi il parle quand il évoque la praxis littéraire, l’activité créatrice.
Car cinquante ans après, tandis que le contexte historique et politique de l’après-guerre s’éloigne de nous, avec le bon vieux temps de la guerre froide, on peut remettre les enjeux à leur juste place : s’il ne s’agissait que d’affirmer la responsabilité politique de l’écrivain, en tant qu’elle peut contribuer directement à infléchir l’ordre des choses, ce serait un peu court. Mais Sartre va bien au-delà.
La Responsabilité de l’écrivain est d’abord un cours de phénoménologie appliquée au langage. Au cœur du texte se trouve cette question : « Qu’est-ce que nommer ? » Tout est affaire de signes : « On pense que nommer, c’est effleurer, effleurer la chose sans lui faire de mal. » Or le regard, dans la prose, « traverse le mot et s’en va vers la chose signifiée ». La conception sartrienne du mot est au fond assez mallarméenne, mais, appliquée à la prose, cette conception « chosifie » le mot et lui confère un statut d’objet – d’objet actif, de force en marche qui transforme le monde puisqu’elle le dévoile. Et d’évoquer ce passage de La Chartreuse de Parme dans lequel le comte Mosca, voyant s’éloigner Fabrice et la Sanseverina s’écrie : « Si le mot d’amour vient à être prononcé entre eux, je suis perdu. »
La responsabilité de l’écrivain, c’est cela : l’écrivain est engagé dans son rapport au langage. Nommer n’est pas innocent. Nommer, c’est choisir. La justification de l’acte d’écrire se trouve dans cette conscience de l’engagement, qui est aussi postulation de liberté, de liberté concrète. L’écrivain est un homme libre qui s’adresse à d’autres hommes libres. Que cette liberté soit opprimée, ou que l’écrivain choisisse de se réfugier dans l’art pour l’art, et la littérature se fait elle-même oppression, ou simple ornement destiné à conforter la classe dominante.
On retrouve ici les thèses chères à Sartre sur l’écrivain « dans le coup quoi qu’il fasse », ou sur Flaubert et les Goncourt responsables des atrocités de la Commune « parce qu’ils n’ont pas écrit une phrase pour l’empêcher ». Ici le rôle du méchant est tenu par Drieu La Rochelle, « sincère », « pathétique », mais qui s’adressait à des gens dans les fers, qui ne pouvaient donc pas lui répondre.
La polémique sur l’écrivain sommé de prendre part fit du bruit en son temps. Elle est amorcée ici par une critique implicite de Flaubert qui fut pour Sartre, on le sait, à la fois une obsession et un repoussoir sa vie durant : « La bourgeoisie est enchantée de payer un écrivain pour détourner les colères sur son philistinisme, sur son manque d’intelligence et de goût, alors qu’elles pourraient naître simplement de l’oppression, ce qui serait beaucoup plus gênant. »
Texte programmatique aussi, dans lequel Sartre invite l’écrivain à réfléchir au problème du rapport de l’éthique et de la politique. Et si l’on est parfois tenté de sourire à l’évocation de l’écrivain « dans le sens de l’Histoire », qui sent furieusement sa leçon de matérialisme historique, on admire et on envierait presque l’auteur d’avoir vécu dans une époque où l’on pensait savoir pourquoi l’on écrivait.