Le Magazine littéraire, juin 1997, par Gwenaëlle Aubry
Merleau-Ponty : les marges de l’œuvre. La pensée philosophique et politique de Maurice Merleau-Ponty saisie sur le vif à travers textes de revues et notes de cours.
Ces textes méconnus de Merleau-Ponty ont paru dans des revues, parmi lesquelles, bien sûr, Les Temps modernes. Courant sur presque vingt ans, ils précèdent pour certains la publication de laPhénoménologie de la perception, et datent tous de la période d’amitié avec Sartre (deux critiques, l’une des Mouches, l’autre de L’Imagination, lui sont d’ailleurs consacrées). On trouve donc, pêle-mêle, des textes de jeune philosophe, un peu tâtonnants, et des textes plus mûrs, plus professoraux en tout cas, qui sont comme des exercices de phénoménologie appliquée (« Les relations avec autrui chez l’enfant »).
Ces articles ne sont pas pour autant des « fonds de tiroirs ». En fait, leur dispersion même est intéressante : une même ligne zigzague de l’un à l’autre, qui est celle d’un souci constant de l’engagement. Elle fait l’unité entre textes philosophiques et textes politiques, dévoilant le versant politique de la phénoménologie. En somme, la réflexion sur la présence du corps au monde dicte une réflexion sur la relation de l’esprit à son époque.
Celle-ci est nécessaire, l’engagement est un dû. Merleau-Ponty rejette, fermement, mais sans animosité, toutes les « consignes de repli » ; il les reconnaît, notamment, dans les analyses de Camus, et il en souligne le danger : lorsque, dégoûté du politique, l’individu s’en tient à la sphère privée, ne laisse-t-il pas libre cours, par cette démission effective, à toutes les horreurs qu’il prétendait dénoncer ?
Cela n’empêche pas que la production la plus éminemment individuelle, l’art, puisse être engagée ; Merleau-Ponty, ici, se range résolument aux côtés de Sartre contre Lévinas, pour qui l’art ne peut être en prise avec la vie que par l’intermédiaire de la philosophie. L’insertion active dans l’époque est indissociable d’une interprétation de l’histoire : c’est Aron, cette fois, qui a tort de le nier – d’autant que sa position implique elle-même une conception de l’avenir. La référence de Merleau-Ponty demeure Marx, quoiqu’il s’interroge (cf. les questions posées à Lukacs, dans « L’esprit européen ») sur la pertinence de ses prévisions historiques ; le tournant historique (socialisme dans un seul pays d’un côté, maintien des démocraties formelles de l’autre) n’est-il qu’un détour dialectique, ou marque-t-il l’échec de la dialectique marxiste ? L’optimisme de Marx était sans doute téméraire, dicté, profondément, par son rationalisme ; et cependant, « si, comme prophétie, le Manifeste communiste est faible, comme critique, comme avertissement, comme espoir, il garde sa valeur entière » (« Le Manifeste communiste a cent ans »).
C’est ce marxisme inquiet qui dicte ensuite la ligne des Temps Modernes et leur résistance à l’idéologie des blocs. Il faut dénoncer à la fois l’impérialisme, le racisme, et le pré-fascisme américains (Merleau-Ponty livre une très fine analyse du plan Marshall), et le travail forcé dans les camps soviétiques, cesser de diaboliser l’URSS pour ne plus diviniser les USA, comprendre « qu’il n’y a, dans les appareils politiques d’aujourd’hui, rien de sacré, rien qui mérite d’être suivi ou haï les yeux fermés » (« Complicité objective »). En somme, il faut entretenir les instruments de la discussion politique, sans injures sourdes, ni consensus mous, mais à coup d’analyses actives.
Entre la démission blasée, esthète, ou dépitée et l’adhésion aveugle et tonitruante, Merleau-Ponty tient une position tierce, surprenante pour son époque, éclairante pour la nôtre : un engagement lucide et inquiet, tenant l’idéal et jugeant le réel, critique sans cynisme. « L’époque, écrit Merleau-Ponty, c’est notre temps traité avec respect, dans sa vérité insupportable, encore collé à nous, encore sensible au jugement humain qui le comprend et qui le change, interrogé, critiqué, interpellé, confus comme un visage que nous ne savons pas encore déchiffrer, mais comme un visage, aussi, gonflé de possibles. »