Le Matin de Paris, 12 février 1982, par Jean-Paul Dollé
Contre la servitude indéfinie, la « solidarité des ébranlés »
Jan Patocka est ce philosophe tchèque qui devint en 1977 le porte-parole du groupe des Droits de l’homme et du citoyen, pour la Charte 77, et qui mourut le 13 mars 1977 d’une crise cardiaque, à la suite d’interrogatoires policiers. Voilà ce que sait vaguement le public français averti.
À mettre dans la case dissidents et autres opposants de l’empire soviétique et du socialisme réel. Or à l’Est, c’est-à-dire en Europe centrale, on pense aussi. Jan Patocka a forgé une œuvre originale dans le droit fil de la tradition philosophique occidentale ; avant d’être en butte à la persécution de la dictature communiste, il fut le disciple de Husserl et de Heidegger, maintenant vivante dans son pays l’exigence d’un questionnement philosophique autonome et libre. Avec Essais hérétiques il nous donne son testament spirituel.
Hanté par le nihilisme, Jan Patocka revient inlassablement à la même question : l’Histoire peut-elle avoir un sens, non pas en tant que déroulement chronologique, mais en tant qu’histoire de l’être humain en quête de son humanité ? Cette question, au moment même où l’Histoire semble échapper à ceux-là mêmes qui pâtissent de son accomplissement apocalyptique, renoue avec la tradition philosophique telle qu’elle s’est inaugurée dans la cité grecque. Questionner l’Histoire et son sens, ne point se satisfaire de sa signification, c’est-à-dire de ce que veulent dire les faits passés et ce qu’en ont interprété les récits, les annales, et les chroniques, c’est déjà se mouvoir dans la sphère proprement philosophique, c’est mettre en jeu l’être même.
Mais se placer aussi dans le questionnement de l’être, c’est précisément s’installer dans une rupture, celle d’avec la nature. Cette sortie d’un monde naturel, Jan Patocka la définit comme début de l’Histoire, fracture d’avec le monde préhistorique. Ce commencement place l’homme en toute insécurité en laissant sa liberté à découvert. Ménager la région où s’organise cette vie libre, c’est aménager la polis, installer la politique. De sorte que pour Jan Patocka, c’est une seule et même chose que l’advenue de l’histoire, du politique et du philosophe, c’est-à-dire l’irruption de la liberté. Ce destin est celui de l’Europe qui de la catastrophe de la polis à celui de l’Empire romain ouvre à la catholicité son espace et, après la Renaissance, force le monde entier à se plier à son histoire, c’est-à-dire à l’Histoire.
Deux forces se partagent l’héritage : l’Ouest américain et l’Est soviétique, qui tous deux se servent de la technique pour organiser une nouvelle période ou l’Europe, fondatrice et sujet de l’Histoire, devient l’enjeu de la force qu’elle a déchaînée mais qui lui échappe. Se réapproprier le sens de l’Histoire, refuser le nihilisme passif en quoi se complaît l’Europe occidentale qui croit refouler sa perte de choix historique en surévaluant l’économie, c’est parier sur l’efficace de la pensée endurante pour sortir de l’état de guerre perpétuel, de mobilisation générale infinie qui engendre la terreur dans la paix.
À l’heure où les peuples posent concrètement la question de la sortie de la servitude indéfinie légitimée par Yalta, l’œuvre admirable de Jan Patocka offre une issue, au-delà de la lâcheté inopérante du renoncement : la solidarité.
« La solidarité des ébranlés peut se permettre de dire non aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre. La solidarité des ébranlés s’édifie dans la persécution et l’incertitude : c’est là son front silencieux, sans réclame et sans éclat, même là où la force régnante cherche à s’en rendre maître par ces moyens. »