Le Monde, 15 janvier 1982, par Alain Finkielkraut
Les idées ne circulent pas en Europe. Les moyens modernes de communication ont supprimé les frontières, aboli les distances, et rapproché, jusqu’à la quasi-instantanéité, l’événement de l’information qui en rend compte : ce qui fait, semble-t-il, de la planète un village. Mais ce gigantesque progrès technique s’accompagne d’une régression culturelle non moins spectaculaire.
Il suffit que le hasard ait fait naître et vivre un grand philosophe à Prague – l’une des capitales de l’Europe perdante – pour que nous ignorions tout de son œuvre. Jan Patocka, que Husserl tenait pour l’un de ses disciples les plus pénétrants, est à peu près inconnu en France. Il y a beaucoup de blancs sur la carte du village planétaire.
C’est pourquoi il faut saluer la parution des Essais hérétiques comme un grand événement. Ne pas se fier au titre, néanmoins. Résister à l’attrait romantique du mot : hérésie. Patocka n’a pas écrit un réquisitoire antistalinien ou un manuel de dissidence. Il fut, c’est vrai, un opposant déterminé, héroïque même, à la normalisation qui a suivi le Printemps de Prague. Porte-parole de la Charte 77, Patocka fut arrêté et succomba, le 13 mars 1977, aux suites d’une crise cardiaque provoquée par son interrogatoire.
Les Essais hérétiques ne sont pas pour autant un cri de révolte, d’angoisse, de désespoir, etc. Penseur exigeant et rigoureux, Patocka modifie le rapport que, spontanément, nous entretenons avec les textes venus de l’autre Europe : il requiert de nous une attention et une modestie qui vont bien au-delà de la compassion dont nous sommes généralement si prodigues.
Au lieu, comme prévu, de livrer le témoignage de sa condition, Patocka nous arrache à notre sommeil dogmatique, et nous rend la mémoire de nous-mêmes. Avec Kolakowski, Milosz et Kundera, il contribue à mettre en crise ce cliché européen qui, depuis plusieurs décennies, réduit l’Occident à l’Amérique, et l’Amérique à son impérialisme ou à ses hamburgers. Comme si l’Occident n’était passable, dans sa complexité, que là où il est menacé dans son existence…
Polemos, père de toutes choses
« Polemos est le père de toutes choses » cette parole d’Héraclite, énigmatique et belle, constitue pour Patocka l’acte de naissance de l’esprit européen. C’est en cherchant son unité dans la discorde, en faisant de l’opposition entre les citoyens le tonus de la vie de la cité, que la polis grecque a rendu possible l’apparition presque simultanée de la philosophie, de la politique et de l’histoire – ces trois dimensions essentielles de l’humanité occidentale.
Selon Patocka, l’homme sort de la préhistoire quand il abandonne les certitudes naïves du sens accepté pour le questionnement du sens, et qu’il quitte une existence vouée au maintien du petit rythme vital pour une vie que rien ne met à couvert, une vie qui consent à sa propre problématique.
Ce n’est sans doute pas par hasard que Patocka retrouve là, mais en l’inversant, le vocabulaire du communisme. En des pages d’une irrésistible puissance, Marx promettait à la société humaine que la dissolution des rapports bourgeois de production la dégagerait pour toujours de la préhistoire. Autre chose a eu lieu, explique Patocka. Un événement bien pire. Un démenti absolu à cet optimisme. Le marxisme a ôté aux nations sur lesquelles il s’est abattu le sens de leur histoire, il a déproblématisé leur vie, sans leur rendre pour autant la sécurité pré-historique d’une vie préservée de tout ébranlement, de toute inquiétude. Ni histoire ni préhistoire : c’est le temps du nihilisme.
Les dernières pages du livre – les plus fortes peut-être – confrontent l’homme du vingtième siècle à un bouleversement aussi décisif que la naissance de la philosophie : la guerre mondiale (ultime avatar de Polemos). L’expérience moderne de la guerre (et particulièrement l’épreuve du front telle que Junger et Teilhard nous la rapportent) annule non seulement toutes les valeurs épiques ou aventureuses attachées au combat, mais ces principes fondamentaux, que Patocka appelle les valeurs du jour : le progrès, la profession, la carrière. Les grandes idées palissent, l’espoir lui-même s’avoue comme démagogie, face à ce fléchissement de la vie dans la nuit que représente le malheur de la guerre.
La solidarité des ébranlés
Aucun slogan du jour, dit Patocka, ne pourra mettre fin au règne de la force, pas plus la nation que la société sans classes ou la conscience internationale. Pour dépasser cet état, Patocka en appelle à la solidarité des ébranlés – ébranlés dans leur foi en le jour, la vie et la paix. Une telle solidarité « doit et peut créer une autorité spirituelle […] capable de pousser le monde en guerre à accepter certaines restrictions, capable ensuite de rendre impossible certains actes et certaines mesures. »
L’actualité révèle cruellement l’urgence de ce « socratisme politique », selon les termes de Paul Ricœur, dans sa belle préface. A-t-il sa chance ? On sait, en tout cas, à la lumière des événements de Varsovie, que le principal obstacle, en nous, à l’ébranlement est cette déformation du sens de la réalité qui, sous le nom de réalisme, consent à la force et lui donne le visage de la fatalité.