Le Monde, 24 mai 1991, par Geneviève Idt
Sous le titre L’Espoir maintenant, de Jean-Paul Sartre et Benny Lévy, les Éditions Verdier rééditent les entretiens parus dans le Nouvel Observateur les 10, 17 et 24 mars 1980, sans autre nouveauté que, de la plume de Benny Lévy, des titres de chapitre, une présentation et l’article paru en 1990 dans les Temps modernes : « Le mot de la fin ».
Ce document est actuellement la seule trace accessible au public de « Pouvoir et Liberté », le livre que préparaient, en collaboration depuis l’automne de 1975, Sartre et Benny Lévy, qui portait alors le nom de Pierre Victor. Ils se sont rencontrés en 1970, quand le dirigeant « mao » demande à Sartre de prendre la direction de la Cause du peuple. Ils ont déjà élevé la « discussion » morale et politique au niveau d’une aventure et d’un genre en publiant en mai 1974, avec Philippe Gavi, On a raison de se révolter.
Devenu presque aveugle en juin 1973, Sartre a recours à la collaboration quotidienne de Victor pour continuer à travailler : il n’a pas encore renoncé au tome IV de L’Idiot de la famille. À partir de l’automne 1975, ils consacrent trois heures par jour à l’élaboration de « la morale et la politique » que Sartre voudrait avoir terminée à la fin de sa vie, sous la forme, nouvelle pour lui, d’un livre à deux voix : « Nous savons que nous différons totalement sur certains points ; nous voulons que ça se sente. » Leurs entretiens sont enregistrés et partiellement transcrits, paraît-il. Au début de 1980, comme le Nouvel Observateur voulait publier un entretien de Sartre avec Maria-Antonietta Macciochi, paru en septembre 1979 dans l’Europeo, Sartre propose plutôt un dialogue qui fasse le point sur leur travail en cours.
En mars 1980, les relations entre Benny Lévy et l’équipe des Temps modernes, qu’il a quittée l’année précédente, sont conflictuelles, et l’état de santé de Sartre s’aggrave. Dans ces circonstances dramatiques, L’Espoir maintenant, par Jean-Paul Sartre, suscite des interprétations violentes et contradictoires. Jean Daniel le présente comme « le dernier en date des grands textes de Jean-Paul Sartre », qui, « maïeutisé » par l’un de ses plus proches collaborateurs, infléchit son œuvre sans la renier ; Raymond Aron, Simone de Beauvoir, y verront un désaveu d’athéisme extorqué par « détournement de vieillard ».
« Le livre que nous faisons actuellement est un livre par-delà les choses écrites, […] je le fais comme une dernière œuvre, et en même temps comme une œuvre à part, qui n’appartient pas à l’ensemble, quoique naturellement ayant des traits communs : la saisie de la liberté par exemple » confiait Sartre à Libération en 1977. A-t-il donc prononcé dans ces entretiens « le mot de la fin » ? L’objet essentiel des débats publiés, c’est bien la finalité de l’action : la contradiction entre les idées d’échec et d’espoir, les « fins sociales de la morale », « l’éthique comme fin dernière de la révolution », les fins messianiques du marxisme ou du judaïsme. Mais ce dialogue n’est pas un testament philosophique, le point final de l’œuvre : Sartre se donne encore cinq ou dix ans de vie pour répondre aux questions posées.
S’il affirme avoir traité du désespoir comme de la nausée sans les avoir éprouvés, de la condition juive sans s’être documenté, cela n’invalide pas sa réflexion. Le thème biblique de la résurrection des corps n’est pas pour lui objet de foi : il lui « plaît », comme autrefois l’idée d’immortalité de l’écrivain, cette « rêverie », parce qu’il figure un fantasme sartrien, l’arrachement, la discontinuité d’un renouveau radical, la liberté. En attendant de pouvoir consulter la totalité des entretiens, voilà donc un témoignage à relire en nuances, sur un travail en cours que la mort a interrompu, comme toujours, « par rencontre ».