Le Monde, 4 mai 2007, par Alexandra Laignel-Lavastine
Esprits d’Europe
Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? Selon le sociologue allemand Wolf Lepenies, qui s’est penché sur cette énigme au fil d’une passionnante série de cours dispensés en 1991-1992 à la chaire européenne du Collège de France, deux grands profils se dégagent. Depuis le XVIIe siècle, il y aurait, d’un côté, l’intellectuel conquérant et missionnaire dont l’activité le situe « par-delà la mélancolie et en deçà de l’utopie ». C’est le scientifique. De l’autre, celui « qui rumine et qui doute », qui « souffre du monde » comme de lui-même car il ne peut agir. C’est le mélancolique. Sauf quand il se met à rêver d’un monde meilleur. Alors naît l’utopie, « ce genre qui accompagne l’éveil de l’Europe à l’époque moderne » et qui poussera tant de brillants esprits à se fourvoyer dans les idéologies totalitaires.
Mélancolie et utopie. Pour le lauréat 2006 du prix de la Paix des libraires allemands, c’est bien entre ces deux pôles, véritable fil conducteur de son livre, qu’il convient de repenser la grandeur et la misère des intellectuels européens, de Buffon à Karl Mannheim. Mais ce n’est pas tout. Car Wolf Lepenies, qui dirige le Wissenschaftskolleg de Berlin, institution très engagée dans le dialogue intellectuel entre les deux moitiés du Vieux Continent, était du coup bien placé pour discerner une troisième espèce. Il s’agit du « mélancolique actif » qu’incarne de façon exemplaire la figure de l’intellectuel de l’Est. Et de rappeler que ces combattants de la liberté – que l’on songe à un Bronislaw Geremek – « sont des moralistes qui ont fait à l’Europe le cadeau d’une nouvelle culture de la dispute ». Leur métier à eux aussi consistait, jusqu’en 1989, à se plaindre et à protester. Mais ce sont « des mélancoliques qui ont eu le courage d’agir » en démasquant, au péril de leur vie, « le caractère octroyé de l’optimisme officiel des régimes socialistes. »
Tel était justement le cas du philosophe et opposant tchèque Jan Patocka (1907-1977) dont les éditions Verdier publient, sous le titre L’Europe après l’Europe, un recueil d’inédits s’échelonnant des années 1930 à 1970. Cet intellectuel européen par excellence, disciple de Husserl, estimait que la philosophie doit toujours se tenir « sur la ligne du front ». Une intransigeance qui lui vaudra d’être persécuté par les nazis à partir de 1938, puis par les communistes à partir de 1948.
Le penseur, qui fut l’un des phares de la dissidence est-européenne, allait mourir tragiquement, en mars 1977, des suites de plusieurs interrogatoires policiers. L’auteur des Essais hérétiques (1975), son ouvrage le plus célèbre (aujourd’hui réédité en poche) venait de devenir, avec Vaclav Havel, l’un des trois premiers porte-parole de la Charte 77 à Prague, une organisation vouée à la défense des droits de l’homme.
Ironie de l’Histoire : le procès-verbal de ces interrogatoires, retrouvé dans les archives, peut se lire comme un hommage posthume à la probité morale du phénoménologue-résistant : « Sur sa fonction de porte-parole de la Charte 77, note le flic, il a déclaré avoir assumé ce devoir civique pour la bonne raison qu’il était improbable qu’un autre trouverait le courage de le faire. »
En quoi la réflexion de Jan Patocka sur la crise de l’Europe, un thème qui traverse toute son œuvre, nous est-elle si précieuse ? Comme le relève le philosophe Marc Crépon dans sa postface, elle l’est d’abord en ce que réfléchir sur l’Europe aujourd’hui, c’est « forcément prendre la mesure de la naissance, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’un monde post-européen » que Patocka nomme déjà « l’ère planétaire ». Le problème sera dès lors de savoir s’il demeure quelque chose, dans « l’héritage spirituel européen », qui pourrait nous permettre de nous ouvrir au monde autrement qu’en épousant le seul critère de la puissance, de la rentabilité et de l’efficacité technique. Quelque chose qui n’ait pas été définitivement discrédité par les catastrophes du XXe siècle.
Avec cette lucidité quasi prophétique qui le caractérise, le philosophe de Prague avait déjà compris qu’on ne saurait opposer à cet universalisme ultra-pauvre une prétendue identité européenne autocentrée sur son fonds culturel. On s’en aperçoit chaque jour, toute la difficulté de la question européenne tient entre ces deux écueils. La réponse, Jan Patocka ira la chercher du côté de ce qu’il appelle le « soin » ou le « souci de l’âme », ce grand thème socratique dont l’invention représente à ses yeux l’acte de naissance de l’Europe, son « étincelle d’éternité ».
Ce souci, explique-t-il dans L’Europe après l’Europe, renvoie à un triple projet, inséparablement critique, politique et existentiel. Projet critique, parce qu’il s’agirait de renouer avec cette « pensée questionnante » qui a fait de la culture européenne le continent de la vie interrogée. Projet politique et existentiel, car il n’est pas d’État qui n’exerce son pouvoir sans jouer sur la peur, la résignation, mais aussi le désir de confort et de protection à tout prix, autant d’affects qui nous arrachent à la responsabilité d’un monde commun. En cela, renouer avec le souci de l’âme reviendra – et Patocka sait de quoi il parle – à avoir le courage de placer la liberté et la dignité humaines au-dessus de « l’enchaînement de la vie à son autoconsommation ».
C’est dans cette responsabilité que se concentre, pour le philosophe tchèque, l’héritage de l’Europe et son éventuelle « action transformatrice unifiante », laquelle ne se laisse en aucun cas rabattre sur quelque appartenance spécifique. De façon très significative, cette conclusion rejoint l’une des intuitions cardinales de Wolf Lepenies. À l’heure où « l’utopie des fins » (« le socialisme réel ») a rendu l’âme et où « l’utopie des moyens » (le capitalisme) a atteint ses limites, la première tâche des intellectuels européens, soutient-il, serait de se demander s’il existe « une tradition des Lumières qui ne soit pas eurocentrique ». D’où l’urgence qu’il y aurait à réinventer « une politique de l’esprit » qui, selon la formule de Paul Valéry, ne viserait plus à « ordonner le reste du monde à des fins européennes ».