Le Monde, 9 février 2001, par Roger-Pol Droit

Merleau et Sartre

Ils ont fondé ensemble, en 1945, la revue Les Temps modernes. Ils y ont travaillé en plein accord. À l’été 1953, rien ne va plus. Les lettres qui en témoignent sont émouvantes. À cause de l’amitié déchirée, mais aussi de questions toujours actuelles.

Une cochonnerie, l’ambiguïté. Propos, gestes, attitudes : tout ce qui est ambigu semble généralement blâmable. L’ambigu n’attire pas. Comme s’il avait toujours un côté faux jeton. Quelque chose de pas net, une indécision. Des bords flous, des arêtes estompées. En fait, une absence de forme délimitée. Une tendance à esquiver, en quelque sorte. Un pas de plus, voilà l’ambiguïté devenant torve, moite, visqueuse. Pas étonnant qu’elle ne fasse pas recette. La plupart des gens préfèrent les positions claires. Plutôt des affirmations tranchées que des allusions douteuses, des silences équivoques. Toutefois, est-ce si simple ? Ne pourrait-on faire l’éloge de l’ambiguïté, entendre le terme en bonne part, souligner la nécessité de tenir compte des doubles faces de la réalité ? Au lieu de penser par exclusion, par contraires incompatibles, une telle pensée s’efforcera de s’installer à la jointure, par exemple, du corps et de l’âme, du visible et de l’invisible, des sciences et de la philosophie. Ce n’est pas un hasard si cet espace de la conjugaison, de la double face, est celui où s’inscrivit l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty. En concluant sa leçon inaugurale au Collège de France, il avait défini la philosophie comme « goût de l’évidence » et « sens de l’ambiguïté ». Cette dernière, au lieu d’être blâmable, était constitutive, à ses yeux, d’une pensée ouverte.

Merleau-Ponty s’est donc distingué par son attention au corps, à la conscience située et concrète. Il n’a jamais pensé, contrairement à Sartre, connu à l’Ecole normale, que la conscience pût être transparente à elle-même. C’est pourquoi il s’est appliqué à mieux comprendre ce mélange de clair et d’obscur dont la vie est faite, dans son double versant physiologique et psychologique. On le constate en 1942, dans La Structure du comportement, puis, en 1945, avec La Phénoménologie de la perception. Il y explore l’inclusion de l’homme dans la nature, l’incarnation de l’esprit, la chair de la pensée. L’effort de Merleau-Ponty, jusqu’à sa mort soudaine, en 1961, à cinquante-trois ans, consiste à étudier l’appartenance paradoxale de l’être humain au sol terrestre dont il décolle sans se déprendre. « C’est à l’intérieur du monde que je perçois le monde », écrit le philosophe. Les étudiants, depuis que cet auteur est devenu quasiment un classique, connaissent ces points de départ et leurs développements théoriques. Le lien entre cette « philosophie de l’ambiguïté  » et la politique est plus rarement aperçu.
La correspondance échangée durant l’été 1953 par Sartre et Merleau-Ponty permet de l’aborder. Ces trois longues lettres – inédites jusqu’en 1994, elles furent publiées à cette date par Le Magazine littéraire avec une introduction de François Ewald, reproduite dans le volume – figurent dans l’important recueil de textes dispersés de Merleau-Ponty que publient les éditions Verdier, qui poursuivent ainsi leur travail remarquable concernant cet auteur1. Ces pages émeuvent autant qu’elles font réfléchir. Des amis de longue date s’y infligent une blessure qui les atteint tous deux, et qu’ils regretteront sans pouvoir la surmonter. Ils incarnent en même temps des postures distinctes par rapport à l’engagement des intellectuels dans les combats politiques.

Les deux philosophes avaient pourtant été longtemps d’accord. Travaillant ensemble, à partir de 1941, au groupe Socialisme et liberté. Fondant ensemble, en 1945, la revue Les Temps modernes, destinée à participer de manière originale aux luttes politiques. Sartre est directeur en titre de la revue. Merleau rédige souvent les éditoriaux signés de la rédaction. À partir de 1950, avec la guerre de Corée, Sartre se rapproche du Parti. Pas Merleau. Pendant quelque temps s’ensuivent de ces petites vacheries fréquentes dans la vie des revues. En 1952, Sartre publie, sans informer Merleau, l’article intitulé « Les communistes et la paix », qui marque sa « conversion » à ce que Merleau appellera plus tard l’« ultrabolchevisme ». Sartre, encore, supprime un chapeau rédigé par Merleau pour prendre quelque distance envers un article de Pierre Naville. Les choses deviennent ensuite plus sérieuses. Claude Lefort critique dans la revue, avec l’accord de Merleau, les positions de Sartre, qui réplique de manière cinglante. Merleau projette finalement de publier un article où il développerait ses propres objections. Sartre refuse. Conflit.

Ce que met en jeu leur querelle, ce sont deux façons de comprendre la place des intellectuels dans les luttes politiques. Pour Sartre, en très gros, l’essentiel est d’agir, de ne pas se taire, de prendre position. Ne pas faire le jeu de la bourgeoisie, par son silence ou par sa distance, voilà ce qui compte avant tout. Intervenir constamment dans l’actualité, réagir aux événements, à chaud, à chaque fois, au jour le jour, est donc nécessaire pour ne pas trahir. Sartre reproche à Merleau, qui vient d’entrer au Collège de France, de n’avoir pas pris position publiquement sur un certain nombre d’affaires. « Tu te retires de la politique, tu préfères te consacrer à tes recherches philosophiques. » Ce retrait, pour Sartre, n’a en fin de compte rien de condamnable en soi, mais il ôte à Merleau toute légitimité pour formuler des objections envers Sartre ! « Si tu ne fais rien, tu n’as pas le droit de me critiquer politiquement, tu as le droit d’écrire ton livre, c’est tout. »

Face à ces déclarations péremptoires, et en un sens passablement terroristes, Merleau paraît nettement plus fin. Il sait bien quel regard est porté sur lui : « Par une “mutation brusque”, que tu dates de 1950, je me serais retiré de la politique pour faire de la philosophie, décision aussi peu contestable que celle d’être alpiniste, mais qui, pas plus qu’elle, ne peut avoir de sens politique ni se donner comme exemplaire.  » C’est justement ce qu’il conteste. Car il n’est pas certain que la manière la plus efficace de s’engager soit d’« écrire sur les événements à mesure qu’ils se présentent  ». La tour d’ivoire est certes une illusion, mais l’absence de recul est à coup sûr un piège. Et qui pourra dire ce qui est le plus efficace, à terme, d’un cours de philosophie ou d’un meeting politique ? D’ailleurs, le philosophe n’est pas qu’un faiseur de livres. « Il est dans le monde », dit Merleau, il y intervient et le perturbe. Mais autrement que par des actions politiques directes. Situation ambiguë. Voyez Socrate.

Évidemment, le débat est sans fin. Et pas circonscrit aux années 1950. Entre ceux qui jugent indispensable d’intervenir tout de suite et tout le temps et ceux qui exigent une certaine distance pour conduire des analyses de fond, l’opposition n’est pas près de disparaître. Les uns et les autres représentent sans doute deux faces indissociables de la vie intellectuelle. Ah, l’ambiguïté !

1. Rappelons que Jacques Prunair, avec le soutien de Mme  Suzanne Merleau-Ponty, a déjà publié aux éditions Verdier un recueil de textes de Merleau-Ponty intitulé Parcours I, 1935-1951. Aux mêmes éditions ont également paru deux autres volumes du philosophe : Le Primat de la perception et ses conséquences philosophiques, et Merleau-Ponty à la Sorbonne, résumés de cours, 1949-1952.