Le Monde des livres, 3 avril 2003, par Roger-Pol Droit
Question de style
Il y a déjà quelque temps, Jacques-Alain Miller s’est réveillé. Sans doute ne s’était-il pas à proprement parler assoupi pendant une vingtaine d’années. Mais il avait cessé de faire de sa raison un usage public. Rien ne manifestait l’acuité de son intelligence ni la facilité de sa plume, les travaux lacaniens en v.o. n’étant pas le genre de lieux où ces qualités se remarquent. Soudain tout change. L’homme jubile, publie, ironise, ferraille, incise, insiste. On laissera les psychanalystes spéculer sur les motifs de cette mue. Peu importe, après tout. Pour constater cette allégresse retrouvée, il suffit d’ouvrir son dernier écrit, Le Neveu de Lacan, sous-titré « satire » (éd. Verdier). Manière : Diderot et quelques autres. Objet principal : le livre de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre (Seuil), et le tohu-bohu qu’il suscita à l’automne 2002 en dénonçant les « nouveaux réactionnaires ».
Jacques-Alain Miller fut stupéfait en découvrant la « une » du Monde daté 22 novembre 2002, où cette enquête était mise en débat, avant que les hebdos ne s’en emparent. Il lit le volume, et n’y trouve d’abord qu’« un amalgame confus qui mélange tout », comme disait Pierre Nora, ce jour-là, dans nos colonnes. Par quel miracle, se dit-il, un si faible travail peut-il faire tant de bruit ?
Sherlock Miller enquête. De retour à sa table, il met des manchettes de dentelle pour rédiger son compte rendu. Voyons.
Il diagnostique d’abord chez Linderberg une manie de la dénonciation, toujours des réactionnaires évidemment, qui ne le quitte pas plus quand il est stalinien, puis seulement communiste, que conseiller d’Esprit (nom d’une revue). Cette publication « catholique-déconfessionalisée de gauche, selon Jacques-Alain Miller, a besoin de la paix et de la considération générale pour accomplir son œuvre pie ». L’essentiel de l’analyse porte sur les effets escomptés de la dénonciation des prétendus « nouveaux réactionnaires ». En effet, selon Jacques-Alain Miller, l’objet du livre ne serait nullement de décrire une réalité politique ou sociale existante mais d’engendrer des effets de recomposition au sein de l’opinion. Constat : gauche et droite ne se distinguent plus. Objectif numéro 1 : en criant aux nouveaux réactionnaires, inciter à reconstituer par différence une gauche liquéfiée. Objectif numéro 2 (plus retors, plus intelligent) : rapprocher les centres sous couvert de marquer de nouvelles oppositions.
Miller discerne donc, derrière un piètre bouquin, du grand art en matière de gouvernement des esprits. Il reconnaît là la signature de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, qui inaugurait avec ce titre sa nouvelle collection de petits volumes. Et surtout, derrière tant de retorse puissance d’intervention, le détective croit repérer la marque des jésuites, de leur style et de leur politique souterraine. Ralliés depuis belle lurette au progrès et aux droits de l’homme, ils ne seraient pas mécontents de défaire « l’alliance traditionnelle en France entre juifs et protestants » au profit d’un rapprochement catholiques – réformés.
Formulées de manière si abrupte, ces thèses ont l’air à peine croyables. Pourtant, en suivant pas à pas Jacques-Alain Miller, on se dit, sans être nécessairement convaincu, qu’il se pourrait bien… En tout cas, voilà qui mérite attention, discussion. Malgré tout, c’est ailleurs sans doute que se tient ce qui compte le plus : la vivacité du ton, le mélange des genres, le goût de la parodie – réussis, ou presque, en raison de quelques dérapages inutiles vers l’afféterie et le carnet mondain. « Il ne faut pas qu’il y ait beaucoup de statues dans un jardin », écrivait Diderot à Sophie Volland le 10 mai 1759.