Le Nouvel Observateur, 12 novembre 1998, par Didier Éribon
L’écrivain selon Sartre
Lire aujourd’hui la conférence que Sartre a donnée en 1946 à la Sorbonne sur « la responsabilité de l’écrivain » est une expérience assez intéressante. Car elle est à bien des égards terriblement datée, mais elle contient aussi de belles considérations sur la littérature.
Elle est datée, bien sûr, puisque la réflexion de Sartre se déploie dans la perspective politique d’une « révolution socialiste » qui viendrait changer la vie des hommes. On s’amusera au passage qu’il décrive le « libéralisme économique » comme un système que tout le monde estime définitivement condamné. […]
Retenons donc plutôt la passion et la conviction avec lesquelles le philosophe cherche à définir le rapport de l’écrivain au monde qui l’entoure. L’acte de « nommer un objet », dit-il, le transforme en lui faisant « perdre son innocence ». Il en est de même pour la littérature : elle consiste, « parce qu’elle est prose et qu’elle nomme, à mettre un fait immédiat, irréfléchi, ignoré peut-être, sur le plan de la réflexion ». Aussi n’est-il pas question de défendre la « liberté en général ». Au contraire, « la liberté à laquelle l’écrivain fait appel quand il écrit, c’est une liberté concrète qui se veut elle-même en voulant quelque chose de concret ».
Au passage, Sartre récuse l’idée qu’une littérature puisse être spécifique à un groupe (il parle ici de la « littérature noire »), puisque, à ses yeux, toute œuvre littéraire sollicite la liberté du lecteur, son jugement esthétique, et se place donc immédiatement dans l’horizon de l’universalité. On sait qu’il nuancera fortement ce propos dans son magnifique Orphée noir de 1948. Mais, dès la fin de la guerre, il évoquait déjà cette question qui s’est trouvée depuis lors au cœur de la réflexion sur la littérature.