Le Nouvel Observateur, 17 avril 2003, par Aude Lancelin
Le retour de Jacques-Alain Miller. Divan le terrible
Gendre de Lacan et éditeur de ses Séminaires, le psychanalyste publie, après trente ans de discrétion médiatique, une satire de l’affaire des « nouveaux réacs ».
C’était avant que les lourdes épaules étoilées du général Tommy Franks n’obstruent tous les écrans, avant l’assaut contre Le Monde, c’était il y a une éternité, c’était il y a trois mois. Un petit livre orange intitulé Le Rappel à l’ordre avait incrusté dans les têtes pour quelques semaines un obsédant épithète, les nouveaux réactionnaires. Le supposé complot contre la démocratie de conjurés issus du gauchisme ne suscite plus guère que des ricanements gênés, maintenant que tous les regards sont tournés vers l’Irak. Mais Jacques-Alain Miller, c’est heureux, n’a rien oublié, et à lire aujourd’hui son Neveu de Lacan, satire aussi extravagante qu’étincelante de « l’expérience Lindenberg », on se dit que le vrai bénéfice de celle-ci aura été de nous rendre le Gendre.
Ses Lettres à l’opinion éclairée avaient déjà en janvier 2002 catapulté ce redoutable bretteur hors de trente ans de silence médiatique, entre ascèse lacanienne et abstruses querelles analytiques. Suite à un droit de réponse refusé dans La Revue française de psychanalyse, JAM avait largué ses samizdats sur la capitale, prouvant que dans la France de Raffarin et des 35 heures, on pouvait encore vider ses querelles avec le tranchant des « Provinciales ». C’est toutefois Lindenberg, assure-t-il, qui l’aura définitivement « réveillé » en l’épinglant pour délit d’élitisme dans sa liste de suspects. Le Rappel à l’ordre ? « Une chasse aux nouveaux marranes » selon Miller. Un avertissement adressé à ceux que la « Mégère Modernité » soupçonne de ne s’être que superficiellement convertis à l’égalitarisme démocratique et aux merveilles du marché.
« La campagne du Gendre » démarre donc. « Pourquoi ce silence de trente ans ? Pour expier trois ans de maoïsme ? » Voici le disciple d’Althusser, l’ami de Derrida et Barthes rue d’Ulm, contraint de revisiter « son » Mai 68. Brutalement rendu à ses années Gauche prolétarienne sur les routes du Jura ou chez les ouvriers de Sochaux, et dont ce baudelairien reste encore « vexé comme un rat mort ». Contrairement à Finkielkraut ou Taguieff dans leurs tribunes indignées, JAM ne tatane pas l’adversaire, il le poétise. Parce qu’il prend l’affaire sans lourdeur, lui seul la pense avec poids. Médiocre, mal affûtée, à côté de la plaque, la fléchette de Lindenberg et de son mentor-éditeur Pierre Rosanvallon ? Pas pour Jacques-Alain Miller, qui y voit, sous des airs patelins, une mécanique de haute précision destinée à hâter la recomposition de la gauche gouvernementale, et à maquiller son glissement à droite en une sorte de « À gauche, toute ! ».
Bibliophage furieux, il réexplore toute l’histoire des jésuites, dévore la prose de « Lucien de Lindenberg » et « Rosanvautrin », dépeints comme leurs épigones mondialisés. Après l’effondrement de l’URSS, grandiose Léviathan laïc, c’est le vieux progressisme chrétien qui refait surface en France : voilà pour lui le sens profond de l’offensive emmenée par la revue Esprit et La République des Idées, « petit murder club de haute spiritualité ». Sous l’histrionisme apparent, la précision des analyses idéologiques impressionne. Multipliant les dingueries, Miller-Diderot compose une « Prosopopée à Nicolas Sarkozy », comique incarnation à la sauce UMP de la « ligne de masse » prônée par Mao. Prophétise finement l’ère des hybrides politiques dans un « Tombeau de l’homme-de-gauche », qui sera publié en une du Monde. Cite aussi Lacan plus que de raison, « Jakadi, jakadi, jacasseur ! », s’enchante de sa propre culture, étourdissante en effet, plastronne en « Zara-tout-strass, prophète du siècle qui commence », rit de se voir si bon dans son work-in-progress, s’enivre aussi de mauvaise foi lorsqu’il aborde notamment le traitement de l’affaire ici même, au Nouvel Observateur.
Opéra-bouffe, Le Neveu de Lacan culmine dans un grand french cancan réconciliateur. Tous, néoprogressistes lindenbergiens, ombrageux finkielkrautiens, antimondialistes trépignants ou nouveaux beaufs à la Maurice G. Dantec, tous, embrassons-nous puisque nous sommes déjà tous les mêmes. Tous américains ! Quelques semaines encore et le berceau même de la civilisation, entre le Tigre et l’Euphrate, sera devenu le porte-avions des nouveaux Romains. « La seule université d’Harvard a un budget qui dépasse celui de l’Éducation nationale. La messe est dite. » Pas de chichis, nous sommes déjà le Nouveau Monde. De Gaulle amusait la galerie, mais il savait ça, assure Miller. Grincements de dents et chute du rideau ? Pas si sûr, puisque cet inespéré Neveu de Lacan, rempli jusqu’à la gueule de paradoxes enchanteurs et d’amour du bien-dire, montre à lui seul que le grand dimanche de l’esprit n’est pas entamé en France.