L’Événement du jeudi, 11 juillet 1991, par Yves Roucaute

Qui êtes-vous, Benny Lévy ? Serviteur du Diable ou du bon Dieu ? « Il y a cette guerre à faire et je la ferai » : Benny Lévy aurait pu reprendre à son compte cette phrase de Goetz, qui termine Le Diable et le Bon Dieu, quand il épousa la cause de la Révolution. Chaussant des guêtres de chef militaire pour mener sa « guerre des classes », n’incarnait-il pas alors parfaitement ce diabolique personnage de Jean-Paul Sartre ? Tour à tour « Benny », « Pierre », « Victor », « Pierre Victor », n’était-il pas lui aussi prêt à mettre la campagne à feu et à sang… Au nom de la vertu ?
N’est-ce pas pour cela que Sartre fit de lui son secrétaire particulier ? Aujourd’hui, on dit que « Benny » batifole dans le jardin du bon Dieu. Il aurait le Talmud en main et quelques psaumes en tête. Est-on bien certain qu’il ne s’agit pas là d’un nouveau masque ? Ne réaliserait-il pas le rêve le plus insensé du terrible Goetz, celui qui le fit un jour se déguiser en moine ?
Nous n’en sommes évidemment pas encore à poser ces questions ce 28 août 1945. Benny Lévy vient de naître. S’il étouffe au Caire, ce n’est pas à cause du « capitalisme » ou des « impérialismes »… mais de la chaleur. Sa famille est à son image : tranquille. Le père travaille dans l’import-export, la mère s’occupe du bambin. Avec la piteuse expédition de Suez de novembre 1956, l’irréparable s’accomplit : ce petit monde doit quitter l’Égypte. Difficile de dire comment l’adolescent a pu vivre cela. Assurément mal. Direction : la Belgique. Il y découvre la prose de Sartre en pleine guerre d’Algérie.
De ce passé, Benny Lévy retient trois choses : « L’Être et le Néant, Socrate, et la nécessité d’avoir un maître pour penser. » Après son bac philo, il se retrouve en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand à Paris. C’est alors que Pierre Victor commence à germer sous Benny. En 1963 – il n’a pas de carte d’identité française –, il adhère à la Voix communiste, à l’UEC (organisation de jeunesse du PCF) et à l’UNEF. Réunions, assemblées, castagnes avec les étudiants de la faculté de droit ; Pierre Goldman le suivait avec ses chaînes à vélo ; Serge July, le futur Savonarole de Libération, le croisait à Clarté…
« La théorie marxiste-léniniste est toute-puissante car elle est vraie » : tel était le généreux précepte de mobilisation du Cercle marxiste-léniniste de la rue d’Ulm, qui venait d’éditer le numéro1 des Cahiers marxistes-léninistes. Benny Lévy, en khâgne, est sous le charme. En 1965, il entre à Normale sup, et c’est sa rencontre intellectuelle avec Louis Althusser. Ce philosophe, avec son indéniable générosité, aimait rendre service à ses étudiants. À peine apprend-il que Benny Lévy a des difficultés financières qu’il lui propose d’être « le nègre du propriétaire de la Tour d’argent », qui voulait écrire ses Mémoires. Benny Lévy n’accepte pas. Chef de file de ceux que l’on va appeler « les maos », il réfléchit sur la théorie du « léninisme » avec Dominique Colas, Blandine Kriegel Valrimont et plusieurs dizaines de personnes dans une des trois « commissions » qui sévissaient à Ulm autour des communistes… L’ennemi ? Les « droitiers » dans le PCF, emmenés par Roger Garaudy.
Une telle chienlit dans le PCF stalinisé ne pouvait durer. L’exclusion des trotskistes de Krivine, celle des maoïstes s’impose. L’Union de la Jeunesse communiste marxiste-léniniste (UJCML) et les Comités Vietnam prennent leur envol. Robert Linhart va plus loin encore : il lance l’« établissement » : un bon révolutionnaire se devait d’aller à l’usine. « On cherchait Zola qu’on voulait vérifier » dit Benny Lévy. Ah ! le terril dans le Nord ! Ah ! Renault Billancourt ! Ah ! les usines de conserverie à Concarneau que le groupe avait découvertes en vacances !
Les rapports avec Louis Althusser ? « À partir du moment où l’on est devenu autonome, Althusser était débordé. » Dernier contact : le 2  1968. Des défilés du quartier Latin à Billancourt aux manifestations devant Flins, les ouvriers sont sommés de prendre des mains des étudiants le fameux étendard flamboyant de la révolution. Début juin 1968, constat : la Révolution n’a pas eu lieu ; « Benny » est accusé par ses camarades, contraint d’avouer ses erreurs. La crise culmine en août : insultes et crachats au visage. « Je pensais décrocher de la politique », dit-il.
Il ne décroche pas. Benny Lévy, sans peur et sans reproche, ainsi qu’une quarantaine de « très révolutionnaires », dont Philippe Barret, Dominique Lecourt, se fixent une tâche : la « contre-offensive révolutionnaire ». D’où le mot d’ordre : « Ce n’est qu’un début, la révolution continue. » Un moyen : « liquider les liquidateurs ». De nouveaux « lieux de lutte » sont « découverts » : les prisons, les foyers immigrés. C’est aussi la rencontre avec un autre groupuscule, celui du 22 mars où se trouvaient Serge July et Alain Geismar.
Benny Lévy se fait appeler « Jean », puis « Pierre », puis « Victor ». Le « pseudo » retenu finalement sera « Pierre Victor ». Des masques pour la police (qui s’en amusait). Au printemps 1970, voilà July, Geismar et Benny Lévy en compagnie de Jean-Paul Sartre, à La Coupole, devant une montagne d’huîtres et du vin blanc. « Nous, nous étions plutôt habitués au saucisson sec, raconte Benny Lévy. Je demande à Sartre :  » Êtes-vous d’accord pour prendre la direction de la Cause du Peuple ?  » Il répond :  » Oui. J’ai peut-être quelques désaccords avec vous, mais enfin, pour l’essentiel…  » Pourtant Sartre n’avait pas vu concrètement notre journal, qui n’était pas un modèle de littérature… »
En 1971, la situation de Pierre Victor, toujours sans carte d’identité française, devient pénible. Il est contraint d’aller tous les quinze jours à la préfecture et vit dans la semi-clandestinité : « Mais je n’y ai jamais rencontré Bernard-Henri Lévy qui dit, et c’est faux, avoir été membre de la Gauche prolétarienne. Sollers est lui venu faire acte d’allégeance auprès de Sartre mais il était inconnu au bataillon. Avec Sartre, Foucault, Deleuze et même Jean-Pierre Faye, on n’avait guère besoin de seconds rôles. »
Et Sartre précisément ? « Tout ce qui a été dit sur sa modération est une pure fiction. Il n’aimait pas le côté symbolique de nos actions. Il ne voulait pas qu’on libère Noguères. Nous on parlait d’« action exemplaire », Foucault de « micro-action » lui de « moralité de l’acte concret ».
Pourquoi le groupe a-t-il cessé ses activités ? « Après le massacre de Munich, nous avons dit non aux actes terroristes. Notre front arabe était ainsi sapé. Lip avait d’autre part montré que les ouvriers pouvaient faire preuve d’imagination et que l’on n’y avait plus besoin de nous » Sartre était-il d’accord ? « Non. Il y avait un côté « intello-hommes d’action », un côté moralité de l’action et une souplesse critique qui l’intéressaient. Il ne voulait pas être privé de cela.
Dernier acte d’importance : la création de Libération. Pour donner de l’argent à Libération, avec Jean-Paul Sartre et Philippe Gavi, Pierre Victor écrit, en mai 1974, On a raison de se révolter. « Le journal devait révéler quotidiennement les événements les plus microscopiques. C’était la seule postérité possible de l’idée d’action exemplaire. » Devenu secrétaire de Sartre à partir de juin 1974, « J’arrivais à 10 heures, 10 h 15 le matin, dit Benny Lévy. Je devais frapper fort à la porte car il sommeillait encore ou écoutait de la musique. Je faisais la lecture car il n’y voyait plus. Nous discutions de Plotin ou de Kant. Puis c’était les bagarres. Sans retenue aucune. Et quand il était prêt, on enregistrait, il lui arrivait d’avoir écrit la veille. Je ne pouvais déchiffrer le matin qu’avec une grosse loupe. On ne s’imagine pas combien c’est extraordinaire de pouvoir discuter avec un philosophe de cette taille. » C’est ainsi que s’élabore L’Espoir maintenant. « Vers 13 heures, poursuit Benny Lévy, on allait souvent manger ensemble. On agissait aussi pour les Boat People, les dissidents… » Sous Pierre Victor, Benny Lévy renaît par la découverte d’un des plus grands philosophes français, Lévinas, et l’apprentissage de l’hébreu : « Je découvre qu’il y a des choses plus importantes que la philosophie. » Paradoxe que montre L’Espoir maintenant : Sartre le soutient. «Il découvre que la tradition du commentaire de texte, ce ne sont pas les bêtises apprises à l’école, qu’il y a une « unité de la réalité juive ». Le symbole de l’athéisme militant réfléchit sur le thème de la résurrection des morts…
Sartre, pour Benny Lévy, commet un acte incroyable. Il écrit à Giscard d’Estaing pour demander la naturalisation de son secrétaire et ami. « Quatre mois plus tard, je suis naturalisé. Et Sartre n’a jamais attaqué VGE car il lui devait cela. » À la mort de Sartre, VGE proposera des funérailles nationales… que Simone de Beauvoir refusera. Simone de Beauvoir précisément ? « Elle abattait un travail extraordinaire. En même temps, elle dogmatisait la pensée du maître, son existentialisme, son athéisme. Elle développait l’idée que j’avais essayé de le ramener à la religion. Dans son comportement quotidien, elle s’énervait. Elle ne supportait pas de voir que Sartre, devenu aveugle, ne pouvait même pas couper sa viande sans se faire aider. La Cérémonie des adieux fut la tentative d’imposer un point de vue officiel. »
C’est de cela dont parle L’Espoir maintenant : du dernier Sartre, celui du doute, celui qui fait grincer bien des dents. Aurait-il pardonné à Benny Lévy qui, après avoir publié Le Nom de l’homme (dialogue avec Sartre), est devenu un spécialiste de Philon d’Alexandrie (Le Logos et la Lettre, Verdier) ? Aurait-il supporté que son disciple prenne le chemin de Strasbourg pour étudier le Talmud ? Sans doute. On ne choisit pas de telles voies sans une grande souffrance. Sartre se serait sans doute souvenu de ces propos de Goetz qui pourraient être ceux de Benny délaissant à jamais « Pierre Victor » : « Trente-six ans de solitude, ça me suffit. »