L’Humanité, 7 décembre 2000, par Alain Nicolas
Le désir des mots
[Le regard] que pose Emmanuelle Rousset sur notre condition ne relève pas, a priori, de la littérature. Pourtant, dès les premières pages de L’Idéal chaviré, nous sommes chez Rousseau, non le philosophe du Contrat social ou du Discours sur l’inégalité, mais le romancier de La Nouvelle Héloïse. Il y est question de faute et de fidélité : « éternelle est la faute, inépuisable sa compensation ». La Julie de Rousseau, par droiture, par vertu, fait son malheur et celui de l’homme qu’elle aime et qui l’aime. Une faute promettant un bonheur possible est rachetée au prix d’une vie d’abjuration éternelle. Chez Proust aussi, « l’idéal est amer. Le bonheur est maudit ». L’amour infiniment lucide sait que comme Albertine ou Odette, il ne se porte que sur des objets qui auraient pu être n’importe qui, que nous ne faisons vivre « que pour tuer l’insupportable amour ». Car si nos fautes ne se payent que par d’autres fautes qui entraînent un éternel cycle de rachat, ni l’amour ni l’intelligence ne permettent d’en rompre le cercle. Emmanuelle Rousset, pourtant, ne consent pas au désespoir auquel elle assigne les figures littéraires qu’elle convoque. La surprenante conclusion de ce texte impitoyable, tranchant dans l’approximation festive de notre époque par une rigueur et une lucidité qui ont médusé tous ceux qui ont fait l’expérience de le lire, ouvre sur un peut-être dont nous ne détenons pas la clef.