Libération, 23 février 1982, par Odile Gandon

Entretien avec Érika Abrams, traductrice des Essais hérétiques. Propos recueillis par Odile Gandon.

Pouvez-vous retracer l’histoire de ce livre ? Comment est-il parvenu en France ?

Patocka, entre 1973 et 1975, avait été amené à faire des conférences qui allaient devenir la matière de cet ouvrage. Il a été publié en « samizdat » aux éditions Petlice en 1975, avant d’être repris par une autre maison d’édition clandestine tchèque, les éditions Phénoménologiques, qui préparent actuellement une édition complète de ses œuvres. Petlice a envoyé ce volume à Londres, où ils ont une espèce d’agence pour l’étranger. C’est par ce service que Verdier a eu le texte des Essais hérétiques.

Comment avez-vous été amenée, vous, Érika Abrams, à traduire Patocka en français ?

Sans avoir connu Patocka lui-même, j’étais très liée avec son entourage à Prague, sa famille, ses amis. Verdier a fait appel à moi pour la traduction parce qu’ils savaient que j’avais déjà traduit un chapitre des Essais celui sur les guerres du XXe siècle, pour la revue Esprit, l’année dernière. Verdier m’a également demandé la traduction d’un autre ouvrage de Patocka, qui réunit une série de conférences faites en 1973, et dans lesquelles s’amorce la réflexion qui amènera aux Essais hérétiques. Ces textes ont été eux aussi publiés en samizdat.

Et ces exemplaires samizdat circulent beaucoup ?

Pas mal, mais c’est très difficile à chiffrer. Le tirage initial est infime, dix ou vingt exemplaires qui sont recopiés au fur et à mesure de leur diffusion.

Les conférences de Patocka avaient lieu dans la clandestinité ?

Il vaudrait mieux dire « en privé » hors université, hors institution. Après sa mise à la retraite forcée en 1969, il a continué le travail qu’il avait entrepris dès les années cinquante, c’est-à-dire, des conférences, des séminaires privés, chez lui, où venaient ceux que cela intéressait. En principe ce n’était pas une activitéillégale, aucune loi n’interdit les réunions de ce genre. Ces séminaires, ces groupes de recherche qui continuent chez d’autres, avec d’autres, sont très mal vus des autorités. Actuellement, c’est-à-dire depuis la Charte 77, toute activité de cet ordre est frappée de suspicion et soumise à des contrôles incessants. L’aventure récente de Derrida à Prague en est un exemple.

Y a-t-il eu d’autres traductions de Patocka en France ?

Son premier ouvrage, Le Monde naturel, est paru en français à La Haye, mais demeure pratiquement inconnu en France. En fait, à part les quelques informations diffusées au moment de sa mort, en 1977, presque personne ici ne connaît Patocka. Il faut dire que, dans l’ensemble, son œuvre s’adresse plutôt à des philosophes professionnels. Ce n’est pas le cas des Essais qui peuvent toucher un bien plus vaste public. Patocka pose des questions nouvelles. En Occident, on s’en tient toujours à de vieux schémas de pensée…

À l’est, Patocka fait-il figure de solitaire, ou sa démarche s’inscrit-elle dans tout un climat intellectuel ?

Sur le strict plan de la philosophie phénoménologique, le courant dans lequel il s’inscrit est très présent en Tchécoslovaquie et en Pologne. Bien que la situation ne soit pas tout à fait la même : en Tchécoslovaquie les phénoménologues sont tous entrés dans la dissidence ce qui n’est pas le cas en Pologne encore que quelqu’un comme Tischner ait joué un rôle important au sein de « Solidarité ». Sur le plan de la liberté d’expression, le climat polonais était plus clément que celui de la Tchécoslovaquie. Un Tischner, à Prague, aurait été depuis longtemps emprisonné, ou du moins interdit de parole, il était à Cracovie directeur de l’Institut de Théologie et de Philosophie. Je parle bien entendu de la Pologne d’avant le 13 décembre. Depuis cette date, plus rien de tout cela sans doute n’existe. Je n’ai en fait aucune nouvelle récente de mes amis, des cercles phénoménologiques polonais… Par ailleurs c’est sans doute à l’Est que l’homme a le plus de chance de se trouver dans la situation dont Patocka parle dans ses Essais, je pense notamment au chapitre sur les guerres du XXe siècle, et qu’il compare à l’expérience du front. Pour qu’il y ait l’ébranlement dont il parle – ébranlement des convictions, des dogmes – il faut qu’il y ait situation concrète.

Jan Patocka est mort il y a bientôt cinq ans. Que représente-t-il aujourd’hui en Tchécoslovaquie ?

C’est une figure extrêmement vivante et pas seulement pour les intellectuels. Pour les jeunes gens de ce qu’on appelle l’underground culturel, les musiciens de rock, les groupes de poésie, la pensée de Patocka signifie profondément quelque chose. Tout ce qui se fait là-bas de vivant, de significatif sur le plan philosophique émane de son travail, et le continue.

Quelle est la position de ces groupes de réflexion privés, comme le Cercle phénoménologique, par rapport à l’Université ? Leur influence sur les étudiants par exemple ?

Les étudiants de l’université sont absolument triés sur le volet. Origine sociale… milieu idéologique. Ceux qui entrent à l’université sont des carriéristes, opportunistes, que la philosophie en fait n’intéresse pas. Ils apprennent là-bas leur marxisme-léninisme et entrent dans l’appareil. L’Université est morte.

Quels sont les contacts de ces groupes avec l’Ouest ? Y a-t-il des échanges avec les intellectuels, les universitaires étrangers ?

Ces contacts, ces échanges sont fréquents et très vivants. Derrida, Ricœur, sont venus à Prague dernièrement. Viennent aussi des Allemands, des Anglais d’Oxford, des gens de Louvain. Sans parler des Tchèques qui, avant 68, étaient venus à l’Ouest et ont gardé, dans la mesure du possible, des liens avec l’Occident. On fait passer des lettres, des documents par des moyens plus ou moins détournés.

Il y a toute une dimension éthique dans l’œuvre de Patocka…

C’est dans ce sens-là que certains de ses élèves poursuivent son travail. À ce propos, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il me semble que c’est bien de l’Est que devait venir un propos aussi radical. En fait, dans l’illégalité et la clandestinité, en marge de la société, on y jouit d’une liberté que l’Occident ne connaît absolument plus. Du moins ceux qui écrivent pour être publiés. Là-bas, on est entièrement libre, à partir du moment où l’on s’engage à écrire, libre à l’égard des groupes de pression politiques ou économiques qui régissent à l’Ouest toute la production écrite.

Comment voit-on l’Occident là-bas ? En attend-on quelque chose ?

Sans trop d’illusion. Dans le domaine des publications par exemple… les éditeurs ne veulent pas prendre de risques. On ressent à l’Est une sorte d’urgence du questionnement philosophique, qui le pousserait toujours plus avant. Et on a souvent l’impression qu’en Occident, il y a plutôt une paresse de pensée… et une certaine fermeture qui découle peut-être de la spécialisation. Je suis persuadée qu’en Tchécoslovaquie, on est mieux informé qu’à l’Ouest de ce qui se passe ailleurs sur le plan de la réflexion philosophique, alors qu’être informé là-bas de ce qui se passe ici devient de plus en plus difficile à mesure que la répression se durcit. C’est ce qu’on peut reprocher à des gens comme Milan Kundera qui ont tendance à affirmer que tout est fini là-bas.

Pense-t-on, dans les groupes que vous connaissez, qu’il est préférable de rester sur place ou d’émigrer ?

Quand on est poursuivi, talonné par la police, tous les mois, gardé à vue 48 heures, il est extrêmement difficile de faire un travail de réflexion. Alors, il arrive un moment où on se dit qu’on est obligé de partir, si l’on veut faire quelque chose. La police vous met devant l’alternative soit de collaborer avec eux, soit d’émigrer. Il est sûr que certains vont partir. Mais il ne s’agit pas vraiment de liberté de choix.

Quelle est la place de ces cercles de recherche philosophique dans la dissidence ?

Ils sont complètement engagés dans la dissidence. C’est leur démarche même qui met en cause la doctrine officielle… Il y a deux séminaires philosophiques importants à Prague, le séminaire de Heidanek, où Derrida devait faire ses conférences. Le travail n’y est pas là strictement phénoménologique mais ouvert à toutes sortes de démarches très différentes. Et le séminaire de Petr Rezek, un élève de Patocka, où l’on s’occupe plus particulièrement de mener une analyse phénoménologique du monde contemporain. De toute façon, il existe entre ces groupes des liens très étroits. Certains élèves de Patocka sont très liés aux groupes de musiciens underground, cela peut vous donner une idée de l’ouverture de ce travail philosophique, qui n’est pas comme ici considéré comme une affaire de spécialistes ou d’universitaires. Pour la bonne raison que ceux qui s’en occupent n’ont plus rien à voir avec l’université. Aussi paradoxal que cela puisse être, le territoire de la pensée est plus ouvert, plus vivant qu’en Occident. Certes, on parle d’un ghetto de la dissidence… Mais, en fait, n’importe qui peut lire ces ouvrages, tout le monde sait comment faire pour en avoir connaissance. À condition bien entendu d’en prendre le risque. Et la plupart des gens, en effet, ne sont pas prêts à le prendre…