Libération, 31 mai 1983, par Paul Veyne
Si on lisait le livre de Jan Patocka, Platon et l’Europe sans savoir d’où il sort, on se dirait : c’est une mise en rapport, originale ou bien rhétorique, du platonisrne et de la phénoménologie. Intéressant, en tout cas. Très bon exposé, souvent profond, des grandes philosophies de jadis ou d’hier. À recommander chaudement aux étudiants philosophes et professeurs philosophes. Très clair, et même faisant un effort de casseur de caillou pour ouvrir les cervelles et faire comprendre ; il est rare qu’un penseur à coup sur personnel ait si peu de morgue hermétique ou pédantesque.
Seulement voilà : ce n’est pas un traité de philo, mais un livre engagé. Jan Patocka veut vraiment sauver le monde et les âmes en leur enseignant Platon. Aristote et l’européocentrisme candide de Husserl (et de Max Weber), quand le reste du monde était les Barbares, puisque l’Europe était le centre du monde gr✠à sa civilisation et ses canonnières ; l’histoire est l’histoire de l’Europe. Il n’y en a pas d’autre : qu’est-ce donc qui est à la source de l’histoire européenne ? L’idée du « soin de l’âme » c’est-à-dire l’idée « de la liberté humaine, de la résistance, de la lutte contre la chute ».
Ce qui change tout est que ce très bon livre, mais qu’on croirait écrit en 1910 et auprès duquel Habermas serait postmoderne, ne sort pas de la vieille Sorbonne ou d’un Club pour l’arrêt des Horloges, mais de la Prague de 1973, où il a paru en samizdat dans la nuit soviétique. Alors, le cœur serré, on pense en le lisant, à ce qu’en 1943 René Char écrivait de la Madeleine à la veilleuse peinte par Georges de la Tour : « La femme explique, l’emmuré écoute. Merci à Georges de la Tour, qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains. » Ce livre a pour but de rappeler, à un peuple emmuré, qu’en dépit du marxisme d’État les hommes « ne sont pas des robots » et que, par souci de leur âme, il leur faut penser la liberté contre les dogmes, car tout n’existe pas « objectivement ».