Revue de théologie et de philosophie, nº 123, 1991, par Pierre-Yves Ruff
C’est à un immense et remarquable travail que s’est livré l’éditeur de cet ouvrage. Les résumés de cours donnés par Merleau-Ponty durant trois ans ont été minutieusement vérifiés, permettant ainsi de disposer enfin d’une édition solide et sérieuse.
Dans son enseignement, Merleau-Ponty s’attache à la question de l’enfance, à ce qu’on pourrait appeler une investigation phénoménologique de l’univers enfantin. Cette phénoménologie s’élabore en dialogue constant avec les sciences humaines, principalement la psychologie et la psychanalyse. On sait que pour Merleau-Ponty la philosophie, qui est et doit être un mouvement de distance par rapport au monde, n’en reste pas moins une expérience fondamentalement humaine. La pensée maintient la distinction entre le fait et le droit ; mais ce droit n’existe qu’en situation. Il ne peut donc être décrit qu’en prenant en compte l’expérience irréductible à partir de laquelle il devient possible de le penser. Mais si l’on pose la question d’une telle expérience, il devient nécessaire de s’interroger sur les formes de sa structuration. À commencer, bien sûr, par celles qu’elle revêt chez l’enfant.
Le développement du langage au cours de l’enfance, la construction d’une conscience des choses, de soi et d’autrui, tels sont les thèmes principaux de ce livre. D’emblée, Merleau-Ponty affirme, contre Piaget, que « la perception enfantine manque non de synthèse, mais de synthèses articulées » (p. 189). L’enfant appréhende le monde à travers des structures globales, certes différentes de celles de l’adulte, mais qui n’en sont pas moins fortement structurées. Ce qu’il faut donc penser, ce n’est pas l’apparition de ces structures chez l’adulte, mais précisément leur élaboration complexe, à partir même d’un substrat déjà présent.
Un chapitre particulièrement important est consacré à l’étude des relations entre les sciences de l’homme et la phénoménologie (p. 397-464). Merleau-Ponty s’attache à y montrer le double mouvement qui les conduit peu à peu à un singulier rapprochement. L’observation conduit la phénoménologie à une remise en question de la stricte délimitation du fait et du droit, de l’essence et de l’existence. Parallèlement, les structures de l’expérience apparaissent avec davantage de netteté dans les sciences humaines, notamment la psychologie. Dès lors, les « formes du comportement » sont accessibles à l’étude conjointe de ces deux disciplines, jusque-là souvent en conflit. En cette phase ultime de l’analyse, suggère Merleau-Ponty, la divergence devrait laisser place à un travail commun d’investigation de ces structures.
Cet ouvrage, au-delà de l’intérêt que présentent les thèses de Merleau-Ponty, au-delà même de son utilité documentaire et des multiples informations qu’il nous apporte sur une époque passionnante de la pensée, est aussi un outil de travail exceptionnel. On ne peut que souhaiter que de tels ouvrages, présentant une recherche en mouvement, se multiplient, et cela dans tous les domaines du savoir et de la pensée. Toujours davantage il faudra diffuser l’inédit de la philosophie. Ce livre est un remarquable exemple de ce qui peut être fait en ce domaine.