La Revue des deux mondes, juin 1991, par Christian Jambet

Benny Lévy fut longtemps le secrétaire de Jean-Paul Sartre. Leur rencontre portait la marque indélébile de l’action révolutionnaire, puisqu’elle avait eu lieu en un temps dramatique, et pour l’un et pour l’autre : la décision que Sartre avait prise, en 1970, de devenir le directeur de La Cause du peuple. Entre le jeune dirigeant maoïste et le philosophe une amitié s’était rapidement nouée. Après la dissolution de l’organisation politique que Benny Lévy avait animée de sa pensée, de 1968 à 1974, il se fit entre Sartre et lui un dialogue permanent, une réflexion à deux voix, d’où les fameux Entretiens de 1980 sont issus. Il firent grand bruit à l’époque, tant les anciens amis de Sartre, à commencer par Simone de Beauvoir, refusèrent d’admettre le tournant important que la pensée de Sartre engageait à prendre avec elle. Les voici réunis en un livre, avec une présentation de Benny Lévy et un texte admirable de conclusion, « le mot de la fin » qui appelle quelques commentaires.
Le point nodal, celui qui avait fait scandale, était le suivant : Sartre abandonnait la problématique de ses anciennes Réflexions sur la question juive. Il ne se contentait plus de définir le juif par ce qui le constitue dans le regard de l’antisémite. Le juif n’était plus le fruit d’une opération imaginaire, mais, sous l’aiguillon de B. Lévy, Sartre admettait que la religion juive eût, comme telle, un enracinement dans le réel, soit l’étude de la Lettre révélée, et que le messianisme juif fût bien l’une des voies par lesquelles nous serions contraints de passer, si le mot de l’espoir gardait un sens actuel : « Eh bien, cette idée de l’éthique comme fin dernière de la révolution, c’est par une sorte de messianisme qu’on peut la penser vraiment » (L’Espoir maintenant).  Lévy voit dans ce discours sur l’espoir l’équivalent d’un mythe platonicien. « L’engagement se dit dans le philosophème et se prolonge dans le mythe », écrit-il. Ce mythe ne dit rien d’autre que ceci : je suis attendu, non certes ici, mais toujours en un là-bas. L’Autre n’est plus, comme le voulait Lévinas, celui qui m’apprend la vie, mais celui qui m’affronte à la mort, qui me somme de vouloir vivre comme immortel. « Le Pour-Soi est immortel. » Quelle norme adopter pour assumer une telle immortalité ? Autrement dit, quel impératif doit-on respecter ? La loi morale kantienne est le point de départ de la réflexion éthique, mais non pas son terme et son dernier mot. En effet, c’est son impossibilité qu’elle dévoile. « Fais en sorte que la maxime de ton action puisse valoir comme maxime universelle » est une épreuve, sur laquelle je bute inévitablement. Comment conserver l’espoir ? en me produisant comme sujet à partir de cette épreuve.