Actualité juive, 22 janvier 2004, par Franklin Rausky
Ce livre posthume se veut une poursuite critique, lucide, sans complaisances doctrinales, du questionnement que le grand philosophe juif Emmanuel Lévinas commença à formuler au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : quelle est la nature de l’être juif ? Comment cet être juif s’exprime dans le monde contemporain ? Quelle est la possible authenticité existentielle de l’être juif ? Et Lévy de chercher des clefs pour répondre à cette interrogation lévinassienne dans une étude qui se veut, précisément, c’est le sous-titre de l’ouvrage, « lévinassienne », puisant aux sources de la pensée de Lévinas, mais refusant toute complaisance doctrinale au maître, allant parfois jusqu’à contester certaines des intuitions du célèbre penseur de la philosophie de la relation à Autrui.
Dans une touche autobiographique qui n’est pas sans intérêt pour comprendre son parcours, l’auteur nous rappelle qu’il est né en 1945. Année qui n’a rien de banal. Pour beaucoup d’intellectuels qui ont vécu la tragédie de l’Occupation et le bonheur de la Libération, 1945 marque la fin de la Nuit et le début des Lumières. La Nuit ténébreuse du fascisme est vaincue par les Lumières victorieuses de la raison démocratique et humaniste. Or Lévy ne croit pas à cette dichotomie : pour lui, il y a entre l’univers sombre de la terreur totalitaire et l’univers lumineux de la raison philosophique, un lien de complicité. Ce sont deux moments de la même civilisation, de la même humanité, la nuit et le matin ne formant qu’un seul jour. On peut lire entre les lignes ce que Lévy ne dit pas, mais qu il suggère fortement, dès la première page de son livre : Hegel et Hitler ne sont pas totalement étrangers l’un à l’autre.
Lévy ne veut ni une réponse humaine à la question juive, ni une réponse juive à la question juive, mais plutôt une réponse juive à la question humaine : une pensée judaïque authentique, inspirée par les sources de la Loi et de la Tradition d’Israël, pour dire l’être du monde, la vérité des hommes.
Impossible de résumer ou de commenter un livre si dense et complexe en quelques lignes. J’ai beaucoup aimé les belles pages que l’auteur consacre à l’Apocalypse, la vision de la fin du monde dans un temps post-moderne miné par le désarroi et la crise des doctrines. Je serai plus réservé sur l’anti philosophisme de Lévy, qui prétend, un peu trop rapidement, que la pensée judaïque profonde, qu’il nomme la « pensée du Retour », tout en commençant par se débattre avec la philosophie, serait, en fin de compte, « explicitement anti philosophique », marquant précisément, dans l’histoire de l’esprit humain, l’horizon de la « fin de la philosophie ». Or, les « anti philosophes » qui annoncent la mort du questionnement et de la méthode philosophiques (depuis le Moyen Âge), sont, malgré leurs protestations, des philosophes qui s’ignorent. Je ne crois pas, non plus, que l’on puisse aussi facilement oublier Spinoza. Nous pouvons l’admirer ou le détester il n’est pas moins incontournable. Une orthodoxie juive éclairée ne saurait effacer, d’un trait de crayon, les pensées gênantes.
Lisez ce beau texte : le meilleur hommage que ses lecteurs pourraient faire à l’auteur disparu serait de poursuivre et d’approfondir le débat autour des idées qu’il a postulées avec énergie et passion. Un débat sans complaisances ni apologies, loin des nécrologies creuses des cérémonies d’adieux.