Information juive, octobre 1998

Entretien avec Benny Lévy

Dans Visage continu, vous faites une plongée au cœur de la philosophie de Lévinas. Vous considérez que La Pensée du Retour, anime toute son écriture.

Pour moi, il y a là l’idée que, pour la pensée, il faut faire retour au sens biblique. Mais cette définition peut se déployer : cela peut aussi vouloir dire « retour à soi du juif sur la terre d’Israël ».

Un peu comme Adorno l’avait dit de la poésie, Lévinas considérait qu’à Auschwitz s’est consumée la philosophie occidentale.

Il aurait sans doute admis cette définition : Auschwitz c’est le nom propre de ce qui est anti-philosophique. Il y a un moment d’anti-philosophie chez Lévinas.

Pourtant il a continué à faire de la philosophie.

Il est le philosophe de qui a survécu à Auschwitz. Sa philosophie procède de cet étonnement : comment peut-on survivre à Auschwitz ? La théologie de la mort de Dieu était un énoncé trop facile pour Lévinas. Sa philosophie est positive. Ce retour au sens biblique et la possibilité que Dieu se manifeste dans les situations concrètes, c’est cela l’objet de sa pensée. Ce que je récuse, dans mon livre, c’est la lecture « basse » de Lévinas, aujourd’hui dominante… Si l’on doit être reconnaissant à quelqu’un qui vous a appris le « aleph beth », a fortiori faut-il l’être envers celui qui vous a poussé à cet apprentissage. En lisant les livres de Lévinas, j’ai soupçonné que derrière l’écriture grecque, il y avait quelque chose d’autre et je me suis mis à apprendre l’hébreu.

La shoah occupe une grande place dans la pensée de Lévinas. Vous citez cette phrase de lui : « Hitler a rappelé que l’on ne déserte pas le judaïsme. Le judaïsme est imperturbablement rivé à son judaïsme ».

À la différence de Fackenheim, Lévinas dit que Hitler nous révèle que nous sommes irrémédiablement rivés au judaïsme. Cette impossibilité d’échapper au judaïsme que Lévinas formule, dans un grand texte, comme l’impossibilité d’échapper à Dieu est une définition du soi, du sujet, pour tous les hommes.

Lévinas prenait soin de séparer le philosophe qu’il était du penseur juif. Vous opérez, dans votre livre, un va-et-vient permanent entre les deux au point, dites-vous, que la question de savoir si Lévinas est un penseur juif ou un philosophe perd toute pertinence.

Il a, en effet, pris soin de dire que le verset ne saurait avoir une autorité dans le texte philosophique. Pourtant, la définition qu’il donne de la philosophie elle-même la présente comme écriture en palimpseste, c’est-à-dire une écriture double : sous le Grec, il y a du juif ; sous l’Européen il y a du biblique. Si tel est le ressort même de la pensée, on peut certes distinguer un texte juif où on fera crédit d’emblée aux maîtres d’Israël et on donnera donc pleine autorité au verset… Mais le ressort de la pensée qui est le même dans les deux sortes de textes, procède, lui, de cette conviction que le premier mot est biblique.

Où voyez-vous que cette pensée du Retour est au cœur de l’œuvre de Lévinas ?

Il faut essayer de viser la matrice qui commande les formulations de Lévinas. Dès mes premiers séminaires consacrés à Lévinas, il y a quinze ans, je me heurtais à un problème : il était impossible d’identifier ce que Lévinas appelle « autrui ».

Autrui c’est celui qui n’est pas moi.

On ne peut surtout pas dire cela. C’est la définition husserlienne contre laquelle il en avait. Cet « absolument autre » qui est présent dans le visage d’autrui c’est évidemment Dieu. La question que je me posais était : quel rapport entretient ce Dieu-là avec « autrui » ?

Lévinas a souvent prétendu que sans l’hellénisme, la Bible ne peut pas être comprise. Il y a pourtant eu, de la part des maîtres du Talmud, une grande crispation à l’égard de la pensée grecque ?

C’est inexact. Les maîtres de la mishna ont insisté sur le fait qu’on peut faire un sefer Thora en grec. Ce qui est vrai c’est qu’ils ont fait une différence entre la sagesse grecque – faite, dit Lévinas – de ruse et de trahison – et qui est une vision politique du monde, et la langue grecque qui est prisée et souvent exaltée.

Pour Lévinas, l’éthique est grecque. Lui-même préférait la notion de sainteté.

Il a, en effet, fait cette confidence à Derrida : pour qualifier ma pensée, a-t-il dit, beaucoup de gens évoquent une éthique. Moi, ce qui m’intéresse le plus c’est la sainteté.

Que mettait-il dans ce mot ?

Cela veut dire accorder l’intensité maximale à la notion de transcendance, intensité que ne sait pas garantir le grec, fût-ce sous la forme d’une éthique.

L’homme est le lieu où se passe la transcendance.

Lévinas veut montrer qu’une pensée où le Nom innominé de Dieu se fait entendre est une pensée des situations humaines. Comme le dit le texte de la mishna de Haguiga, il est interdit de penser à l’essence divine. Donc, toute théologie au sens strict du mot, un logos sur Dieu, est interdite. Et le sens de l’interdit est de nous ramener aux situations humaines.

Lévinas considérait que « le juif moderne c’est celui qui se demande sincèrement si, depuis l’Émancipation, nous sommes encore capables de messianisme ». Comment comprenez-vous cette formule ?

Elle figure dans l’un des textes les plus importants de Lévinas. Il veut dire que, depuis l’assimilation et depuis que les juifs ont considéré qu’il y avait de la raison dans l’histoire, ils ont perdu la sensibilité messianique. Cette sensibilité messianique, telle qu’elle est conçue par nos maîtres, tenait que l’histoire est un cycle de violences et de crimes sans raison immanente.