Jerusalem Post, 12 août 2008, par Anne-Laure Jourdain
Dialogue Benny Lévy – Sartre
« Pouvoir et liberté » : tel était le titre que Sartre prévoyait de donner au livre d’entretiens qu’il préparait avec Benny Lévy. L’ouvrage était censé exposer une pensée se formant à deux. Sartre, ayant quasiment perdu la vue, ne pouvait plus travailler seul, comme il l’avait toujours fait. En occident, un penseur est aussi un écrivain. Or, on écrit toujours seul. Ainsi pensait Sartre, ainsi avait-il toujours mis en œuvre sa pensée, quand bien même il appelait de ses vœux un dialogue. En témoigne sa « théorie » de la littérature, formulée après la guerre, ou encore son théâtre, conçu comme un mode d’écriture réalisant un certain être ensemble. La maladie ne lui laissait qu’une alternative: renoncer à l’écriture, c’est-à-dire à la pensée, ou découvrir une pratique nouvelle. Dans un premier temps, Sartre a pensé compenser son infirmité en engageant un secrétaire qui pourrait lui servir d’yeux.
Ce fut Benny Lévy, connu alors sous le pseudonyme de « Pierre Victor ». Sartre l’avait rencontré trois ans plus tôt, alors qu’il dirigeait la Gauche Prolétarienne, groupuscule maoïste revisitant la politique par la pratique de l’« action subversive institutionnelle ». Peu à peu, un dialogue se met en place entre les deux hommes. Sartre cherche à renouveler la pratique même de la pensée. Benny Lévy, lui, commence à s’éloigner de la « politique-Absolu », c’est-à-dire de la politique tenant lieu d’absolu. Les deux hommes ont quelque chose à démolir en eux. Leur dialogue est le lieu de cette lutte contre l’idole, contre le chef que chacun d’eux a été à sa façon. Il dure sept ans : de 1972 à 1980. De ce dialogue, la seule trace écrite que nous avons eue jusqu’ici était L’Espoir maintenant, constitué d’une série d’entretiens parus en 1980 dans Le Nouvel Observateur.
Les cahiers qui paraissent aujourd’hui sont les notes prises par Benny Lévy entre 1975 et 1980, éclairées et mises en perspective par le travail délicat de Gilles Hanus. Rédigées au jour le jour, elles constituent le journal de bord du dialogue de Benny Lévy avec Sartre. On y découvre les thèmes discutés, les livres lus ensemble, les développements suscités par leurs discussions quotidiennes, des pistes à suivre, des idées à soumettre à Sartre lors des prochaines rencontres. C’est un véritable chantier de pensée, de la Révolution à la langue hébraïque via les textes de Lévinas. Il annonce par bien des aspects la pensée encore à venir de celui qui redevint, grâce à ce dialogue avec Sartre, Benny Lévy.