La Marseillaise, 15 septembre 2013, par Anne-Marie Mitchell
Je peins ce que je vois
Pour Théophile Silvestre, le critique d’art du XIXe siècle, il n’existe pas deux Courbet au monde.
« Pourquoi chercherais-je à voir dans le monde ce qui n’y est pas, et à défigurer par des efforts d’imagination tout ce qui s’y trouve ? Il y a des gens qui détestent les chiens : pourquoi ? Moi, je les juge à leur valeur ; je reconnais à tout être sa fonction naturelle ; je lui donne une signification juste dans mes tableaux ; je fais même penser les pierres. Je ne méprise rien. » Telle est une partie de la conversation que Gustave Courbet aurait eue en Angleterre avec William Hogarth, et rapportée à Silvestre. Mais le critique, jamais dupe des mensonges que son tonitruant hâbleur prenait pour des vérités, savait que si l’artiste refusait l’imagination dans ses tableaux, il se laissait volontiers aller à l’invention dans ses paroles. Pour preuve : Hogarth est mort en 1764, cinquante-cinq ans avant la naissance de Courbet à Ornans, près de Besançon, et cent six ans avant les événements de la Commune, lors desquels le peintre demanda le déboulonnage de la Colonne Vendôme, ce « monument (écrira-t-il) dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression les idées de guerre et de conquête qui étaient dans la dynastie impériale, mais que réprouve le sentiment d’une nation républicaine. » Audace qui aura pour conséquence son exil en Suisse, dont il est question dans La Claire Fontaine.
Il est vrai que ce Franc-Comtois, à nul autre pareil, il y a longtemps que nous l’aimons et que jamais nous ne l’oublierons ; surtout en s’en allant promener dans les allées des phrases de David Bosc (l’auteur de ce prodigieux roman) menant à La Tour-de-Peilz dans le canton de Vaux, et plus intimement dans sa maison Bon-Port, où tous les curieux y entraient comme dans un moulin. Amateur de marche en terrain difficile, peintre aimant pousser la chansonnette et se baigner en des lieux interdits, artiste tenant ses pinceaux « entre le déjeuner (de midi) qui finit tard et l’apéritif (du soir) qui se prend tôt », et amant d’une servante piémontaise, à la « toison de poils noirs qui lui montait au nombril comme une procession de fourmis », Gustave a bien de la chance d’avoir trouvé en David Bosc un peintre de l’écriture. Jugez-en par vous-mêmes : « À la nuit, Courbet s’assit dehors comme il faisait souvent, sur le banc qu’on avait appuyé au mur nord du jardin. […] L’espace ne se disposait qu’à l’oreille, au nez la brise, le bruissement des feuilles, une barque dont les amarres grincent, un grillon qui se tait soudain à l’approche d’on ne sait quoi, d’un campagnol, d’un orvet, l’odeur des ifs, sur la gauche, l’odeur de la pierre qui fraîchit et, sous le pied, celle du pissenlit qu’on écrase. » On s’y croirait, n’est-ce pas ?
Au mur de son atelier à Paris, le peintre avait affiché une liste de règles : 1. Ne fais pas ce que je fais. – 2. Ne fais pas ce que les autres font. – 3. Si tu faisais ce que faisait Raphaël, tu n’aurais pas d’existence propre. Suicide. – 4. Fais ce que tu vois et ce que tu ressens, fais ce que tu veux… Il aura fait une seule chose dans sa vie qu’il ne souhaitait point faire : mourir le 31 décembre 1877. Un foulard sera passé sous sa barbe et noué sur le sommet de son crâne pour lui tenir la bouche fermée. C’est ainsi que le représenta, au crayon noir, son ami André Slomszynski, dit Slom, sur son lit de mort. Dessinateur polonais qui participa à la Commune et qui s’exila en Suisse après la semaine sanglante de mai 1871. Vaincu par la cirrhose et l’hydropisie, six mois après sa condamnation par le tribunal civil de la Seine à payer les frais de reconstruction de la Colonne Vendôme, Courbet ne saura jamais que sa dépouille ne fut transportée à Ornans qu’en 1919. Écoutons l’éloge fait en son honneur par Jules Vallès : « Il a traversé les grands courants, il a plongé dans l’océan des foules, il a entendu battre comme des coups de canon le cœur d’un peuple, et il a fini en pleine nature, au milieu des arbres, en respirant les parfums qui avaient enivré sa jeunesse, sous un ciel que n’a pas terni la vapeur des grands massacres, mais, qui, ce soir peut-être, embrasé par le soleil couchant, s’étendra sur la maison du mort, comme un grand drapeau rouge »… Grandiose !