La Quinzaine littéraire, juin 1991, par Jean-Paul Manganaro
Les pages de Françoise Asso ont la beauté du diable ; au-delà des récits dont on peut esquisser vaguement ce qui leur confère cette allure de profonde mise en suspens, se dessinent des phrases plongées dans des géométries parfaites, l’une à la suite de l’autre, dans des situations faussement binaires ou trinaires, mais qui ne sont, chaque fois, qu’un puissant reflet diapré du moi, un ramage continu et inépuisable de la pensée, où ce qui fait force n’est pas seulement tout un art de la digression, mais, bien plus, une manière de penser librement la transgression.
Écriture surprenante, où ne s’affirme pas qu’un simple goût pour les mots – comme on dirait quelque chose de naturel –, mais la violence latente de cet ensemble de choses auxquelles on n’a jamais pensé. Il y a, dans ces géométries, toute une science des dosages qui nous accule constamment à quelque chose de mystérieux et profond. C’est lisse et poli et ça travaille pourtant sournoisement – elle dit elle-même : dans les trous et les traces –, dans ce qu’elle éparpille et file, soubresauts et crêpures avec des plis de l’écriture, autant d’écarts qui façonnent notre oreille, modulent en nous une voix secrète, un parler des yeux dont, du coup, nous aimerions qu’il eût été toujours le nôtre. Une langue qui, sans oublier les vertus du factuel ou les effets du réel, nous embrasse dans l’ambiguïté de ses timbres classiques et de sa démarche baroque ; qui nous encercle de son laconisme vibrant, plein de malices, brodé de cruautés qui trament une nécessité, celle, entre autres, d’ôter des mots pour un plus-dire. Et dans ces digressions géométriques de la pensée résonne l’écho d’un humour gai dont la manifestation confère aux phrases une joie qui sait recouvrir le travail sourd de nos petites angoisses.